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Envoyé spécial dans mon ordi (février 2011)

Envoyé spécial dans mon ordi (février 2011)

Envoyé spécial dans mon ordi (février 2011)
Mis en ligne le mardi 15 mars 2011.

Publié dans le numéro 002 (Février 2011)

Je suis désormais dans une situation communicationnelle extrêmement complexe. Supposons que je cherche à m’adresser à une personne disposant des mêmes outils que moi. Pour entrer en contact avec elle, je peux, comme le faisaient déjà nos grands-parents : lui envoyer un courrier postal (à son adresse personnelle, sur son lieu de travail), lui téléphoner sur un fixe (à son domicile, sur son poste professionnel). Depuis le début des années 1990, je peux lui passer un coup de fil sur son téléphone portable. Depuis le milieu des années 1990, je peux lui envoyer un texto sur ce même téléphone portable. Depuis la fin des années 1990, je peux lui envoyer un mail (adresse personnelle ou adresse professionnelle). Depuis le milieu des années 2000, je peux l’appeler sur Skype et donc, bien souvent, lui parler en la voyant. Depuis quelques années, je peux passer par Facebook. Mais là, il faut préciser. Je peux, si je suis son ami (ce qui est possible sans la connaître), écrire sur son mur (ce que tout le monde verra), lui envoyer un message (ce qu’elle seule lira), chater avec elle. Depuis un peu moins d’années, je peux utiliser Twitter, mais là encore, il faut préciser. Je peux m’adresser à elle sur le fil général (que tous ceux qui me suivent peuvent lire) ou, si elle fait partie de mes « followers », lui envoyer un message (qu’elle seule lira). Bref, je dispose pour m’adresser à cette personne de quatorze moyens différents. Et encore, j’oublie volontairement le fax et le télégramme, toujours en fonction, passe sur quelques fonctionnalités secondaires des outils sus-cités et sur le fait que je peux appeler au téléphone depuis mon poste fixe professionnel, depuis mon poste fixe à domicile, ou depuis mon téléphone portable, et que j’ai trois adresses mails (une personnelle et deux professionnelles) et deux profils Facebook (l’un personnel, l’autre professionnel). Pour être tout à fait juste, il faudrait donc faire quelques multiplications, auxquelles je renonce par souci de clarté démonstrative. Bien sûr, on m’opposera que je n’ai pas toujours tous ces moyens à disposition en même temps. Certes, mais étant doté d’un smartphone, j’en ai toujours au moins une dizaine sous la main. On m’opposera aussi que les moyens les plus récents (Facebook et Twitter) disparaîtront. Peut-être. Pour l’instant, ils existent.

Tout ça pour prouver que ma situation communicationnelle est extrêmement complexe. Mais, et c’est là que je commence à m’intéresser moi-même, une situation complexe n’est pas toujours une situation bordélique. Au contraire. Logiquement, je devrais être un peu perdu. J’ai grandi dans un monde assez simple. Quand on voulait joindre un copain, on appelait chez lui. Quand on voulait envoyer un CV, on écrivait un courrier. Bien sûr, ça se compliquait en situation de drague (lettre enflammée ou coup de fil foireux ?). Néanmoins, le choix allait rarement au-delà du binaire. Comment se fait-il que je ne sois saisi d’aucun vertige face à la multiplicité des possibilités qui me sont désormais offertes ? Comment se fait-il qu’il ne me faille pas une heure pour décider si j’appelle Untel sur son portable alors que je vais envoyer un mail à Unetelle ? Ou mieux, que je sache en quelles circonstances il faut mieux appeler Untel sur son fixe et envoyer un message sur Facebook à Unetelle ? Comment se fait-il que je puisse avoir dans la même journée des échanges avec la même personne sur trois ou quatre supports différents ? Et tout ça sans presque y penser.

Car si ma situation communicationnelle est complexe, elle ne l’a pas toujours été autant, et le devient un peu plus chaque jour. Songez que si l’on s’en tient à ces quatorze voies possibles pour m’adresser à cette personne, quatre seulement existaient avant mes dix-huit ans (en 1991). Que l’apparition de Facebook et de Twitter en ont ajouté à elles seules cinq. Et que les usages de ces plates-formes évoluent très vite (il y a quelques mois, il n’y avait que très rarement des échanges interpersonnels sur Twitter).

Songez encore au nombre de paramètres qu’il faut maîtriser pour décider de l’usage d’une ou l’autre des voies possibles : la nature du contenu évidemment (raconter une vidéo est moins marrant que l’envoyer), mais aussi sa taille (une citation de Proust sur Twitter, c’est bof) et son ton, la vitesse de réaction attendue de la part de mon interlocuteur (je peux patienter vingt-quatre heures en attente d’un mail, pas au-delà de cinq minutes dans un chat sur Facebook), la nature des relations avec cet interlocuteur (amitié, hiérarchie...), le moment de la journée, l’habitude (il existe des relations Twitter, comme il existe des relations Facebook ou des relations texto)... Et encore, je reste dans là dans l’analyse la plus grossière des paramètres. Dans la réalité, ils se combinent. Mais bon, encore une fois, ça ferait trop de multiplications. Le plus incroyable, me dis-je souvent, c’est que chacune de ces combinaisons a un sens. Un sens précis. Un sens immédiatement décodé. Qu’elle conditionne, temporairement du moins, la relation à l’autre, avec un degré de subtilité qui s’accroît à mesure que le nombre des possibilités augmente.

Quand j’arrive au bout d’une journée où j’ai pris de telles décisions un nombre incalculable de fois, où je les ai prises vite, où je n’ai commis aucun impair, et où j’ai pu constater la même dextérité chez mes interlocuteurs, bref, presque chaque soir, il me prend des envies de montée en généralité que l’on pourrait exprimer comme suit :

  1. L’être humain possède une aptitude gigantesque à l’intégration des codes sociaux. À tout parent désespérant d’inculquer à son enfant la nécessité de dire « merci », il faudrait expliquer que dans dix ans, ce même enfant saura, sans que personne ne lui ait jamais appris, choisir entre une cinquantaine de moyens de s’adresser à une même personne pour lui faire parvenir un message quelconque.

  2. Car les différents moyens de s’adresser à un interlocuteur ne se remplacent pas les uns les autres mais s’additionnent. De la même manière que le téléphone n’a pas supprimé le courrier, il n’est pas certain que le mail remplace totalement le courrier et le téléphone. Dès lors pourquoi, si Facebook (ou un réseau social en position de monopole) survit, pourquoi remplacerait-il totalement le mail, le téléphone et le courrier ? Constatons que de tous les moyens de communications que nous avons vu apparaître depuis cinquante ans, rares sont ceux qui ont disparu (à l’exception peut-être de la CB et du pager, mais qui ont toujours été très minoritaires).

Bref, me prennent des envies de célébrer la finesse de notre humanité contemporaine, d’en appeler à un nouvel art de la conversation, d’édicter les minuscules législatures de la communication d’aujourd’hui. Me vient la tentation de voir en nous des génies de la sociabilité. Ça, c’est le soir.

Le matin, j’ouvre le tiroir du bureau hérité de mon grand-père et y contemple les différentes sortes de papiers à lettre qu’il avait à sa disposition, je me rappelle quelques scènes de vieux roman où est décrit le soin de choisir l’une ou l’autre selon la nature de la lettre et le destinataire auquel elle parviendra. Je crois me souvenir que fut un temps, on cornait sa carte pour marquer son passage chez une relation absente. Tout ça est très vague. J’allume mon ordinateur.

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