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« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »

« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »

« Le respect de la diversité n'est pas une donnée française »
Mis en ligne le vendredi 13 septembre 2013.

Publié dans le numéro 018 (Juin 2012)

Un entretien avec Claude Hagège, linguiste, réalisé par Lætitia Bianchi.

— Pour commencer, j’aimerais rappeler quelques points sur lesquels vous revenez souvent, et avec lesquels je suis tout à fait d’accord... Vous dites : « Si les pays où on parle swahili ou finnois inondaient le monde de leurs produits et de leurs savants, le swahili ou le finnois se répandraient de la même manière que l’anglais. C’est la force économique et politique qui fait le rayonnement d’une langue », ou bien : « Pour l’instant, les Japonais vendent et achètent en anglais. Mais le jour où ils décideront de diffuser — outre leurs produits — leur culture et leur langue, le japonais pourrait très bien se substituer à l’anglais comme langue à vocation internationale. » [1] C’est une illusion d’optique de croire que c’est parce que l’anglais est une langue facile qu’il domine le monde...

Claude Hagège — C’est une absurdité complète ! Aucune langue n’est plus facile qu’une autre. Aucune langue n’est plus adaptée qu’une autre à exprimer le monde.

— Vous rappelez aussi que toutes les langues peuvent traduire la réalité, quelle qu’elle soit... « Les petites langues tribales de Nouvelle-Guinée, les langues d’Afrique parfois réduites à un village sont aussi capables que n’importe quelle autre d’exprimer des textes politiques, poétiques ou littéraires. Tout simplement, quand un mot leur manque, elles l’inventent. » [2]

C. Hagège —
Oui, ces langues se forgent des mots qui peuvent exprimer n’importe quoi, de « bombe atomique » à « compagnie d’assurance » en passant par « crime organisé », des notions qui ne sont pas dans le répertoire ancien.

— De même, vous battez en brèche l’idée qu’une langue soit plus rationnelle qu’une autre... Vous rappelez que l’anglais, notamment, est très compliqué...

C. Hagège — Absolument. L’anglais a une réputation absurde de facilité parce que les gens ne le connaissent pas. Mais c’est une langue très difficile. L’absence de flexion, l’absence de déclinaison, est largement compensée par la complexité des expressions idiomatiques, qui foisonnent en anglais. Phonétiquement, tout le monde le reconnaît, la prononciation anglaise est impossible ! Et l’orthographe anglaise est encore plus infidèle que la française à la réalité des sons...

— Dans votre dernier livre [3], vous citez le mot de l’humoriste G.B. Shaw, qui disait que fish pourrait s’écrire « ghoti », d’après le [f], le [i] et le [š] que notent, respectivement, le « gh » de enough, le « o » de women et le « ti » de nation. On est loin des langues où un son correspond toujours à un même signe...

C. Hagège — Les meilleurs alphabets ? L’arménien, le géorgien...

— Et le coréen ? J’ai entendu dire que c’était le système d’écriture le plus logique du monde.

C. Hagège — Oui, tout à fait. Le hangeul, l’alphabet coréen, a été inventé au xve, pour transcrire de la manière la plus fidèle possible la diversité des sons de cette langue. On a donc des alphabets ou des syllabaires tout à fait phonétiques, et qui sont excellents. Bien meilleurs que ceux des langues indo-européennes à base latine.

— J’en viens maintenant à ce qui me chiffonne toujours un peu dans vos livres... Je vois une contradiction entre le fait que vous attaquiez la suprématie de l’anglais, au nom de la défense de la diversité des langues, et le fait que vous fassiez une apologie de la francophonie...

C. Hagège — Oh, ma position est très simple ! La francophonie est un témoignage en faveur de la diversité, parce qu’elle coexiste avec la sinophonie, avec la lusophonie, avec l’arabophonie, etc. Le fait qu’on ait une langue qui est promue comme autre choix possible que l’anglais est totalement solidaire du fait que d’autres langues à vocation mondiale, celles que je viens de citer, soient promues aussi. Jamais, vous le noterez, je ne propose le français comme langue qui devrait se substituer à l’anglais. D’abord, il n’en aurait pas les moyens, ni la volonté... Et la lutte pour le français par le biais de l’OIF, l’Organisation Internationale pour la Francophonie, qui se réunit tous les deux ans — l’an prochain ce sera probablement à Kinshasa —, cette lutte de l’OIF est du même ordre que les entreprises de toutes les grandes langues à diffusion mondiale. Par exemple les kongzı xuéyuàn, c’est-à-dire les Instituts Confucius que Pékin a multipliés, et qui sont là pour proposer une promotion du chinois. Il y en a plus de mille maintenant dans le monde entier — rien qu’en France ils sont une quinzaine. Les hispanophones aussi font une promotion de leur langue, les lusophones aussi, etc. Ce que je dis, c’est que la seule caractéristique intéressante que le français possède à l’exclusion de ces autres langues, c’est qu’il est répandu sur les cinq continents — alors qu’en volume démographique, en volume de locuteurs, il arrive en 12e, 13e ou 14e position. C’est tout ce que je dis. Le français arrive loin derrière l’anglais en nombre de locuteurs, mais en deuxième position en termes de diffusion géographique.

— Vous citez Gandhi : « Donner à des millions d’hommes la connaissance de l’anglais, c’est comme les réduire en esclavage. »

C. Hagège —
Oui, l’anglais était la langue des colonisateurs de l’Inde, c’est ça qu’il voulait dire.

— Mais si le français arrive en deuxième position en termes de diffusion géographique mondiale, c’est aussi parce qu’il était la langue de la colonisation !

C. Hagège — Oui absolument, l’adoption du français comme langue à statut constitutionnel dans les anciennes colonies françaises est exactement du même ordre. Le seul point amusant, c’est que jamais personne n’a exprimé une idée comparable à celle de Gandhi concernant le français. Et la raison pourrait en être la suivante : la colonisation française, qui ne se distingue en rien des autres par le culte du profit, par l’indifférence complète au bonheur des colonisés, a quand même toujours répandu par l’école la langue et la culture française. Il y a eu un énorme effort de scolarisation, et ça c’est l’aspect, j’allais dire... le plus positif, ou en tout cas le moins négatif.

— Les Anglais ne faisaient pas la même chose dans leurs colonies ?

C. Hagège — Beaucoup moins. Les élites anglophones de tous les pays, comme l’Inde, la Thaïlande, etc., ce sont des gens qui ont fait leurs études supérieures en Angleterre ou dans les grandes universités locales. L’enseignement dès les débuts du primaire est une caractéristique française. C’était une idée apparue dès les débuts de la IIIe République. Quelqu’un comme Jean Jaurès, représentant de ce qui allait devenir le Parti communiste, eh bien même lui disait qu’il était très bon que le français cultive, permette l’émancipation des populations africaines. C’était une idée générale, en France. C’est une caractéristique de la colonisation française — étant entendu que par ailleurs, bien sûr, la colonisation française n’est pas plus que celle de l’Angleterre, une entreprise de philanthropie... C’est même tout le contraire.

— En fait ce qui m’étonne, c’est que lorsque vous évoquez l’anglais, vous mettez en avant le point de vue des langues qui se retrouvent gênées par l’anglais...

C. Hagège — Pas seulement gênées, menacées !

— ... et à propos du français, vous dites : « Le français a été choisi par Tahar Ben Jelloun, Dany Laferrière », et autres, mais jamais vous n’évoquez dans vos livres — or s’il y a bien quelqu’un qui pourrait le faire, c’est vous — le fait qu’il y ait des gens qui contestent cet état de fait. Je vous ai apporté Ngugi wa Thiong’o, un livre d’un écrivain kényan professeur aux États-Unis, Ngugi wa Thiong’o, Décoloniser l’esprit [4], qui explique pourquoi il a abandonné l’usage de l’anglais, après avoir écrit plusieurs romans en an. glais. Il considère que les écrivains kényans doivent « récupérer » leurs langues, en l’occurrence le kikuyu et le kiswahili.

C. Hagège —
La plupart des intellectuels africains disent la même chose.

— Oui. Mais c’est quand même une démarche qui...

C. Hagège — Ah oui, bien sûr ! Mais ce qui est frappant, c’est que la littérature anglaise comme la française est illustrée par des noms de très grand talent qui sont d’anciens coloniaux, mais qui ne répugnent pas du tout à utiliser l’anglais, ou le français. Pourquoi ? Pour une raison très simple, c’est qu’ils veulent s’assurer de l’auditoire, du public le plus large possible. Et que s’il écrivent en peul, en swahili, en kituba, en lingala, en kikongo, en bambara, en wolof, leur public ne peut être que celui des Africains qui sont usagers natifs de ces langues, et non pas un large public mondial...

— Mais la traduction existe ! Cet argument-là vaut pour n’importe quelle langue.

C. Hagège — On est d’accord, mais ils écrivent eux-mêmes dans ces langues, parce que c’est leur culture, aussi. C’est ça qui est frappant. Le choix d’un mode d’expression. Cela dit, ce livre [de Ngugi wa Thiong’o], c’est intéressant. La colonisation de l’esprit par les langues coloniales, elle est évidente. Moi je le dis des langues européennes par l’anglais, parce que le choix d’une langue, c’est en même temps celui d’un véhicule culturel.

— Donc le “Claude Hagège kényan”, si je puis dire, cela vous paraît logique qu’il défende les langues africaines...

C. Hagège — Évidemment !

— Mais dans vos livres, vous ne le dites pas. Vous ne semblez prendre en compte que la francophonie, exactement comme un Anglais pourrait dire que grâce à l’anglais, la diffusion de n’importe quelle pensée est beaucoup plus large.


C. Hagège —
Je prends en compte la francophonie pour deux raisons. La première, c’est que je vois les auteurs choisir spontanément le français comme langue d’expression. La seconde, c’est que dans le cas du français, il y a un phénomène très étonnant, je n’en parle précisément pas dans mon dernier livre, Contre la pensée unique. Mais j’en parle beaucoup dans d’autres. La naissance de l’OIF, lorsque c’était encore l’Agence de Coopération Culturelle et Technique, a été le fait de chefs d’État africains, maghrébins, et d’Asie du Sud-Est, en totale absence de la France. La genèse de la francophonie est très étonnante ! C’était Bourguiba en Tunisie, Hamani Diori au Niger, Léopold Sédar Senghor au Sénégal, Charles Helou au Liban, et un autre chef d’État encore vivant bien que très âgé et malade, Norodom Sihanouk, au Cambodge. Après avoir conduit des luttes anti-coloniales contre la France, une fois l’indépendance négociée, ils ont tous dit : on va garder de la France ce qu’elle a de meilleur — sa langue et sa culture. Autrement dit, le paradoxe de l’OIF, sous sa forme d’origine, c’est que c’est une affaire de colonisés. De Gaulle était au pouvoir (ça se passait au début des années 1960), et dans un épisode célèbre, de Gaulle est venu, sur invitation. Et comme il était rusé, il leur a dit : la France approuve votre initiative et considère qu’elle mérite son soutien. Mais il s’est bien gardé de s’y engager ! Pourquoi ? Parce que ses ministres étaient, au même moment, en train de négocier les indépendances. De Gaulle a compris qu’on lui aurait reproché de se servir du français comme levier de néo-colonialisme. Il a parfaitement senti que si les anciens colonisés, éminents chefs d’Etat ayant été formés dans les universités françaises, ayant fréquenté le Quartier latin et ayant pris la tête de la lutte anti-coloniale, choisissaient le français comme langue à promouvoir et fondaient une association des pays francophones, la France devait tout faire, sauf s’y immiscer. C’est un paradoxe : la défense de la francophonie n’est pas une idée française. La France, au bout de quelque temps, a fini par faire partie de l’OIF, tout comme la Suisse romande, le Québec, la Belgique wallone, etc. Mais quand ces pays ou régions ont commencé à s’y introduire, avec une participation financière plus importante, il y avait longtemps déjà que la francophonie était faite... Et aujourd’hui, le paradoxe extraordinaire, c’est que le pays du monde où le français est le moins promu, le moins aimé, c’est la France. C’est une situation ubuesque, presque : on en est à compter sur les pays de la francophonie pour promouvoir le français. Pourquoi ? La raison principale de cette désaffection, ce sont les dirigeants de grandes multinationales françaises, qui obligent leurs collaborateurs à parler en anglais... C’est un abus invraisemblable, qui n’existe ni au Japon, ni en Allemagne.

— Légalement, ça a été condamné par la loi Toubon de 1994.

C. Hagège — Complètement ! Mais ils s’en foutent, ils le font quand même. L’américanisation de la vie quotidienne est effrayante, avec le snobisme de gens qui vont appeler un sac un bag, qui vont parler de challenge alors qu’il y a défi, qui vont dire que telle chose n’entre pas dans leur planning alors qu’il y a emploi du temps. On ne sait plus dire lettre d’information, on dit une newsletter, et même news, « je vous envoie un news » — ça paraît baroque, mettre un masculin avec le mot news !... Aussi bien dans la vie privée qu’à l’échelle de l’État, la mode de tout ce qui est américain est tellement forte que dans la situation actuelle, la France est devenue un pays de très forte désaffection du français. Il y avait pourtant eu une très ancienne entreprise de promotion du français pendant la monarchie, bien avant François Ier, avant Villers-Cotterêts, déjà avec Louis XI, qui voulait que les écrits fussent mis en français. Évidemment, la République est allée beaucoup plus loin. La Révolution a déclaré ennemis de la nation tous ceux qui n’utilisaient pas le français. Alors des langues que j’adore — parce que je suis un fou des langues quelles qu’elles soient —, les langues régionales de France, ont été gravement menacées parce qu’elles ont eu le malheur d’être le vecteur d’un discours hostile à la République. L’abbé Grégoire dénonce la contre-révolution parlant basque, les ennemis de la Révolution parlant breton, les complices de l’aristocratie parlant italien (manière méprisante de désigner le corse), les ennemis du nouveau régime parlant allemand (manière de désigner l’alsacien). Il s’agit, pour l’abbé Grégoire, de promouvoir le français. Mais ça, c’était jusqu’aux années 1990. À partir de Maastricht, de l’Union européenne, dans les premières années de la décennie 1990, l’attitude officielle vis-à-vis du français change radicalement. La France était jusque-là un pays où la langue française était une affaire d’État. Mais une nouveauté capitale intervient : l’américanisation de Bruxelles, qui ne s’exprime qu’en anglais.

— Pour revenir sur la politique linguistique de la France...

C. Hagège — La France a été très jacobine jusqu’en 1990. Aujourd’hui, elle s’en fiche complètement.

— Mais les langues régionales sont protégées, j’imagine que vous voyez cela d’un bon œil.

C. Hagège — Oui, en 1951, Deixonne, un député du parti MRP, le parti chrétien, a fait une loi grâce à laquelle les langues régionales ont été, du bout des lèvres, admises dans l’enseignement [5].

— Mais c’est le régime de Vichy qui a le premier permis, en 1941, l’enseignement facultatif des « parlers locaux ». C’était donc peut-être un peu mal vu.

C. Hagège — Oui. Pour le fascisme de l’État français, les langues régionales portaient notre patrimoine culturel. Cela dit, la reprise de cette idée ne souffre en rien du fait que c’était une idée pétainiste. C’est une bonne idée, qui consiste à reconnaître, quoi ? La diversité culturelle de la France. Ces langues sont moribondes, hélas, actuellement. Alors je dirais, machiavéliquement, que le français ne court aucun risque à les promouvoir. Tandis que sous la Révolution, c’était beaucoup plus grave. On oublie que la Terreur n’a pas été un déchaînement gratuit de violences, mais la réponse de la France, rendue inévitable par l’assaut des monarchies de toute l’Europe.

— Vous diriez vraiment que les langues régionales sont moribondes ?

C. Hagège — Écoutez, je vous les énumère rapidement. Ne sont à l’abri de la mort ni le basque, ni le breton, ni l’occitan, dans ses variantes rhodanienne, languedocienne et aquitaine, ni l’alsacien, ni le francique mosellan (parlé au nord de Metz entre Thionville et Sarreguemines), qu’on confond souvent avec l’alsacien, ni le corse, ni la mince frange de néerlandais qui se parle entre Dunkerque et Bailleul, les ai-je toutes énumérées ?

— Il y a aussi le tahitien, les langues mélanésiennes qui entrent dans la loi.

C. Hagège — Ah, c’est entièrement différent. Les langues que j’ai citées sont celles de la France. Celles d’outre-mer ne sont pas du tout menacées. Le tahitien est tout à fait vivant, le kanak, le drehu et d’autres langues des îles Loyauté au large de la Nouvelle-Calédonie, le marquisien, le wallisien, le futunien, ces langues ne sont pas menacées. Elles n’ont jamais été les cibles d’une entreprise jacobine d’extinction. Les gens s’en fichaient complètement. Alors que toutes les langues que je viens de citer, si elles sont moribondes, le sont parce que quand elles étaient très vivantes, fin xviiie et même début xixe, elles étaient les vecteurs d’un discours anti-républicain. Elles sont aujourd’hui moribondes parce que la France a voulu qu’elles le soient. Voyez la diversité linguistique de l’Italie ou de l’Allemagne, pour prendre des exemples, ou même de l’Espagne : le galicien, le basque, le catalan, sont des langues dont l’autonomie est très forte parce qu’il n’y a jamais eu de la part du gouvernement de Madrid, sauf sous le franquisme, de tentative hostile à ces langues comparable à ce qu’il y a eu en France sous le gouvernement jacobin et sous la Terreur.

— Et ne sentez-vous pas un regain d’attrait pour ces langues régionales ?

C. Hagège — Écoutez, en Bretagne, et si j’en crois les informations que j’ai, au Pays basque, on a ce paradoxe que les parents deviennent les élèves de leurs enfants. Dans certaines ikastolak, le mot basque pour dire « écoles », l’enseignement est d’abord entièrement en basque chez les toutpetits, et les enfants apprennent très bien. Cela suppose évidemment des parents intelligents, assez ouverts pour devenir les élèves de leurs enfants sur le plan linguistique. Alors c’est peutêtre à ça que vous faites allusion. Le corse est encore assez parlé en corse, le basque est encore présent au Pays basque. L’alsacien est encore en bonne position. Cela dépend beaucoup de circonstances historiques, dont je connais le détail mais qui seraient trop longues à exposer ici. Mais quand je dis qu’elles sont moribondes, c’est parce qu’en général, l’école de la République a été extrêmement oppressive à l’égard de la diversité. Les humiliations d’enfants qui parlaient les langues régionales ont été si fortes que ces langues ont été très précarisées. Mais attention ! Si le breton et l’occitan sont menacés aujourd’hui, c’est aussi parce que les Bretons et les Occitans ont été les premiers responsables de l’abandon de leur langue. Ils faisaient quelque chose de très grave : ils ne transmettaient pas. Le début de la mort d’une langue, c’est le défaut de transmission. Quand les parents ne transmettent pas la langue ancestrale, vernaculaire, ils la tuent. Une langue vit quand elle est transmise.

— À propos de la transmission des langues étrangères, je voulais avoir votre avis sur l’un des derniers textes politiques sur le sujet, le rapport du sénateur Legendre sur l’enseignement des langues étrangères en France, paru en 2003.

C. Hagège — Le sénateur Legendre, oui. C’est un très grand lutteur pour la francophonie. C’est un homme à l’idéologie très conservatrice, mais c’est un homme ouvert...

— Oui, c’est un sénateur UMP. Quoi qu’il en soit, ce rapport est très...

C. Hagège — ... progressiste ?

— Oui, disons qu’il met les pieds dans le plat, sur l’absurdité qu’est l’enseignement de l’anglais en primaire, sur l’aberration qu’est la stigmatisation de l’enseignement de l’arabe. C’est écrit noir sur blanc : « Priorité doit être accordée aux langues les moins représentées, qui sont aussi les plus méconnues, et à la valorisation des atouts des langues souffrant de jugements de valeur négatifs : l’allemand, le russe, l’arabe, le portugais », ou encore : « La perspective de l’élargissement de l’Europe vers l’Est constitue un nouveau défi linguistique pour l’Union européenne et pour la France en Europe, alors même que les langues des futurs pays membres sont particulièrement négligées. L’exemple du polonais en France est éloquent, alors même qu’il s’agit de la langue d’une diaspora nombreuse... » Le rapport évoque aussi le défaut de transmission très fort de l’arabe à cause du discours sur l’intégration.

C. Hagège — Il a entièrement raison. J’approuve ce point de vue, d’autant plus que l’arabe classique est une des langues que je pratique volontiers ! La stigmatisation de l’arabe est malheureusement liée, aujourd’hui, à celle de l’islam. Les deux vont dans le même sens.

— Mais justement : la France a une tradition d’orientalisme très forte. Or aujourd’hui l’agrégation d’arabe est réduite à la portion congrue, alors que c’est la deuxième langue parlée en France. Dans la rue, en région parisienne, en un quart d’heure dans le métro, on peut entendre parler arabe, berbère, tamoul, hindi, lingala, russe, roumain, chinois, etc. Cette richesse culturelle semble perdue à cause de la pression sociale...

C. Hagège — ... et de l’école française.

— De l’école, vous diriez ?

C. Hagège — C’est l’institution. La France est depuis toujours un pays à idéologie assimilationniste. Très fortement. Bien que le discours et la pensée même soient ouverts à la diversité, la tradition française est fortement hostile à la diversité. C’est presque la condition de l’identité nationale. Ce n’est pas par hasard que ce terme a été utilisé.

— C’est vrai qu’en France, le rayonnement international du français est tel que les gens croient qu’il n’y a que les grandes langues qui existent. Or vous rappelez dans votre livre que « le potentiel linguistique de l’Europe n’est pas aussi riche qu’on le croit », une litote pour dire qu’il est très faible comparé à certains pays du monde où chaque enfant maîtrise forcément plusieurs langues, par exemple l’Inde. En France, y a-t-il la conscience de la diversité des langues ? À Paris par exemple, les enseignes de quelques rues sont entièrement écrites en tamoul...

C. Hagège — ... vers Gare du Nord, Louis Blanc.

— Voilà. On pourrait reconnaître que c’est du tamoul et non du hindi, expliquer aux élèves français les différences, etc. D’autres pays ont conscience, par leur histoire, de telles différences. Alors qu’en France, la distinction entre chinois, japonais, coréen, n’est même pas acquise...

C. Hagège — Je vois parfaitement ce que vous voulez dire.

— Mais j’aimerais bien avoir votre point de vue là-dessus.

C. Hagège — Mon point de vue est très simple : ça m’énerve, ça me met dans des états de rage noire.

— Mais pourquoi il y a si peu de leviers d’action politique là-dessus ?

C. Hagège —
Mais c’est parce que la tradition française est une tradition hostile à la diversité. C’est une tradition nationale selon laquelle le français est mis au pinacle. Les gens qui viennent ici, on n’a pas à s’intéresser à leurs langues, ce sont eux qui doivent s’intéresser à la nôtre. C’est une idéologie française très ancienne. Alors ce qui est paradoxal, c’est qu’en Grande-Bretagne, aux États-Unis, c’est peut-être moins vrai, il y a une plus grande ouverture à la diversité. Dans l’idéologie des pays anglo-saxons, il n’y a pas cette absence totale de curiosité de l’altérité qui est caractéristique des Français... Les caissières, ce sont souvent des filles d’origine étrangère. Quand je m’entretiens avec une caissière au moment de payer, et que je vois bien d’après sa manière de parler, sa physionomie, qu’elle est ou Tamoul, Sri-lankaise, ou Indienne, ou Mexicaine — j’en ai même rencontré une qui parlait encore le nahuatl, qui était bilingue, castillan (mexicain)-nahuatl, et une autre qui était bilingue maya-castillan ! Eh bien quand je parle à ces filles, elles sont extrêmement étonnées que je connaisse le nom de leur langue, que je m’y intéresse, et que je puisse baragouiner quelques mots. Pourquoi ? Parce que des clients comme moi, il n’y en a pas un sur mille ! Les gens, ils passent, ils s’en foutent ! Alors je demande à ces filles : « Mais ça ne vous choque pas de voir les gens, ils payent ils payent ils payent, et ils ne savent même pas qui vous êtes, ils ne s’intéressent pas à qui vous êtes ? » et une m’a répondu : « Mais écoutez monsieur, non seulement vous êtes le seul parmi les clients, mais mes collègues même, les autres du même magasin, que je vois tous les jours, eh bien ils s’en foutent aussi ! »

— Mais on pourrait dire que cela, c’est du ressort de la curiosité personnelle de chacun. Mais pourquoi n’y a-t-il pas de pression de cet ordre...

C. Hagège — ... au niveau national ?

— ... au moins au niveau de l’institution scolaire, pour que la diversité ne soit pas perçue comme une menace, même de la part des professeurs, mais comme une richesse. On parle souvent des élèves « issus de l’immigration » qui ne sauraient rien sur rien. Mais la plupart sont bilingues ou trilingues ! On en est au même stade que quand les Italiens avaient honte de parler italien, il y a un siècle.

C. Hagège — Faudrait-il une pression en faveur de l’ouverture à la diversité ? Oui. Tout à fait. J’ai toujours dit — j’ai été plusieurs fois consulté par les ministres de l’Éducation nationale — qu’il fallait une classe, au niveau du primaire, d’ouverture à la diversité des cultures et des langues. Mais vous savez comment sont les politiques... Ce que vous leur dites, ça entre par une oreille, ça sort par l’autre. Vous avez l’impression que tout ce que vous leur dites, qu’ils écoutent très courtoisement, ils ne l’appliquent pas ! Mais ça tient à deux choses, ce que vous dites — et qui me révolte, évidemment. Cela tient à la très forte idéologie assimilationniste qui date de la monarchie et qui s’est accentuée sous la République, et qui est caractéristique de l’histoire de la France, et même de sa formation historique. Dans la genèse du royaume de France, toutes les agglutinations par mariage, par négociation, moins souvent par combat, se sont faites autour d’une culture et d’une langue, le francien d’Île-de-France, qui devenait le symbole de l’unité nationale. Pourquoi les langues régionales sont beaucoup plus fortes en Italie ou en Allemagne ? C’est parce que l’unité politique s’est faite beaucoup beaucoup plus tard. Elles n’ont pas cette même histoire. En Espagne, c’est un peu comme en France, bien que plus tardif. À la Reconquista, Isabelle de Castille dite Isabelle la Catholique, Isabelle donc (et non Ferdinand, c’est un couple très joli et amoureux mais la vraie tête politique, c’était Isabelle), Isabelle dit donc à Antonio de Nebreja, tienes que hacer una gramática para que pongamos la fundación de nuestro estado, despues de la reconquista sobre los Árabes, sobre el pilar del idioma [6]. Et il dit : Siempre el idioma tuvo la compania del poder, siempre el poder se marchó con el idioma. [7] C’est une caractéristique capitale de l’Espagne, mais beaucoup plus tardive qu’en France, puisqu’elle attend la fin du xve siècle. En France, c’est depuis Louis IX (cet ignoble individu, cruel persécuteur des Juifs, que pourtant on ose appeler « Saint Louis », on apprend encore ça à l’école ?). La première chose, c’est cette idée assimilationniste. La seconde chose... alors je vais peut-être être méchant, je vais peut-être avoir une attitude d’intellectuel arrogant, mais chez certains professeurs, je vois... l’inculture. L’absence de curiosité.

— À leur décharge, ce sont des phénomènes migratoires assez récents. En Italie par exemple, dans certains quartiers (selon les communautés qui y habitent), les plaques des rues sont en trois écritures : alphabet latin, dévanâgarî et arabe, à taille égale.

C. Hagège — Alors ça, c’est remarquable. C’est inimaginable en France !

— En France, un des seuls lieux publics, je crois, où l’on puisse voir de l’arabe, c’est le port de Marseille, à cause des relations constantes avec le Maghreb. Le musée du quai Branly a pour slogan « Là où dialoguent les cultures » et expose des œuvres récupérées dans tous les pays du monde, mais ça ne leur viendrait pas à l’idée de faire un prospectus en arabe, en hindi, en swahili... Et le 104, espace artistique qui se veut ouvert sur le quartier très multiculturel qui l’entoure, a des néons qui vous disent « bonjour, hello, hola », etc., mais ne connaît pas l’arabe non plus... qui est la seconde langue de France !

C. Hagège — C’est le respect de la diversité qui n’est pas une donnée française. Mais les choses peuvent bouger. Il y a peut-être la crainte de dissolution de l’identité française. L’anti-communautarisme est une donnée de base. Ceci dit, il faut mettre en garde. L’arabe, véhicule d’une immense culture, d’une magnifique littérature, est aussi aujourd’hui celui de l’islamisme conquérant.

— Mais ce que signalent les différentes études sur la question, c’est que comme il y a un manque de professeurs, les gens se tournent vers l’enseignement privé, qui peut être lié à une pensée politique. [8]

C. Hagège — En effet. Cela dit, si nous faisons le procès de cette fermeture, il y a quelque chose qu’il ne faut pas oublier. Ce sont les familles qui ne transmettent pas la langue, qui ont honte de leur langue.

— Mais comment n’auraient-elles pas honte ?

C. Hagège — Oui, c’est vrai, je suis d’accord. Elles sont victimes de l’idéologie ambiante. D’ailleurs je voudrais dire que, malgré son titre avec « contre » que Odile Jacob a voulu, mon dernier livre, Contre la pensée unique, est moins un livre « contre » qu’un livre « pour » la diversité.

— Et on parle de l’hostilité que subit l’arabe. Mais les multiples langues africaines parlées en France, elles en sont au stade de la non-existence ! On les appelle « dialectes », et puis voilà. Or vous rappelez qu’« une langue est un dialecte qui a réussi ».

C. Hagège — Ah oui, parce qu’une langue et un dialecte ne se distinguent en rien ! C’est une absurdité du grand public moyennement cultivé de parler de « dialectes ». Un dialecte c’est une langue, au sens linguistique. Toutes les langues sont des dialectes qui ont été promus par un choix politique. Les gens, très souvent avec une connotation raciste, dont ils n’ont pas forcément conscience, appellent « dialecte » ce qui est une langue. Le nahuatl et le maya par exemple sont des langues, évidemment — elles ont une très ancienne littérature ! Or ces très grandes langues ont été réduites à des langues de misérables. Vous connaissez une des insultes, au Mexique ? « Indio ! » Voilà. On en est là.

NOTES

[1] Entretien paru dans L’Express, 3 décembre 1992.

[2] Entretien paru dans Le Point, juin 2009.

[3] Claude Hagège, Contre la pensée unique, Odile Jacob, 2012.

[4] La Fabrique, 2011.

[5] La loi Deixonne a été remplacée par la loi Bas-Lauriol (1975), par la loi Toubon (1994).

[6] « Tu dois faire une grammaire, pour que l’on refonde notre État, après la Reconquista, sur le pilier qu’est la langue. »

[7] « La langue a toujours été liée au pouvoir, le pouvoir est toujours allé de pair avec la langue. »

[8] Le centenaire de l’agrégation d’arabe a donné lieu, en novembre 2006, à un colloque au cours duquel Luc-Willy Deheuvels, professeur à l’INALCO, a souligné les manques de l’offre du service public. Cet état de fait a été rappelé par Brigitte Perucca dans une tribune dans Le Monde (9 septembre 2009), intitulée « La langue arabe chassée des classes ».

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