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Aimez-vous Sarah Tyguic ?

Aimez-vous Sarah Tyguic ?

Aimez-vous Sarah Tyguic ?
Mis en ligne le mardi 8 mai 2007 ; mis à jour le lundi 10 septembre 2007.

Publié dans le numéro I (avril 2007)

Ah ! La voilà enfin qui tourne le coin de la rue Washington. Elle traverse maintenant la petite place où il y a ces nouveaux refuges qui sont si compliqués, comme tout ce qui est destiné à simplifier la vie. Elle passe devant l’horloge de précision qui retarde d’une heure trente-cinq depuis un an et demi. Elle prend le boulevard Haussmann. Prends-le, mon amour, il est à toi, tiens je te le donne, le boulevard Haussmann... Tiens, elle passe devant mon tailleur... qui veut un acompte — penses-tu ! Ce n’est pas le moment. Ce n’est d’ailleurs jamais le moment. Elle passe devant un deuxième tailleur. Passe, le front haut, je ne lui dois rien à celui-là. Elle passe devant un troisième tailleur ! Quel quartier, mon Dieu ! Et on s’étonne que ce coin-là soit désert. Continue... continue... Ah Shakespeare... Ne soyons pas étonnés si demain Shakespeare a la tête à l’envers !... Elle prend l’avenue de Messine... Le chauffeur met une seconde... Elle monte l’avenue de Messine... Allez, monte, encore, encore, encore... Mais non, pas au 23, on t’a dit au 25. Va... Va... maintenant freine, arrête, arrête... c’est ça !... descend mon amour... je t’ouvre la portière... descends... paye... ah ! il faut payer, il n’y a rien à faire. Donne-lui un bon pourboire. Parfait. Traverse le trottoir... mais non, on ne te regarde pas chérie... à cette heure-ci, qui veux-tu qui te regarde mon chéri... Sonne à la porte d’entrée... Impatiente-toi... resonne... pousse le porte... referme la porte... traverse le vestibule... prends l’ascenseur. (Il tend l’oreille) Non tu préfères monter à pied les vingt et une marches qui nous séparent ?... Ça ira aussi vite, tu as bien raison. Vas-y... 21, 19, 18, 17, 16, 15, 14, 13, 12, 11, 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1 Sonne, sonne... sonne... allez, va... sonne... sonne... Elle se met de la poudre peut-être. Assez de poudre... allez, sonne... mais sonne donc. (Un temps. Il est navré) Qu’est-ce qu’elle peut foutre, nom de dieu.

 

Lafken :
Il est bizarre ce texte, j’aurais dit du Albert Cohen (de Belle du Seigneur) : l’imagination du personnage, ce film qu’il se raconte. Et puis cette époque, ce français : l’entre-deux-guerres passe par le vestibule, l’entre-deux-guerres connaît l’ascenseur, mais l’entre-deux-guerres se poudre le nez aussi. Et puis le pourboire, ce n’est pas en 2007 qu’on va laisser un pourboire aux tacots parigots, non mais, un « bon pourboire » qui plus est, vous connaissez, vous, le prix d’une sortie en ville ? Ces refuges sont pourtant si compliqués, comme tout ce qui est destiné à simplifier la vie ! Ce sont les petits équipements d’une rue nouvellement aménagée ? Alors 1950’s ? La reconstruction. Je veux dire, pas l’immédiate reconstruction, il faut nettoyer nos consciences et donner du lait aux culottes courtes d’abord. Mais la reconstruction d’après, lorsqu’on se regarde grossi devant la glace. C’est une époque où l’on fait croire que l’on a oublié la guerre, mais où on reste pourtant toujours les mêmes. Les mêmes qu’alors, les mêmes qu’avant même. Alors on peut aussi passer par le vestibule et puis se poudrer le nez dans les 1950’s. Et, bien sûr, l’ascenseur… Définitivement 1950’s... Ou 1920’s... Ça marche aussi 1920’s... Époque où l’on croit se réveiller... Pfff... Quel exercice... Ben oui. Alors du Cohen, oui, parce que le rythme, parce que la distance. Et puis plop : « Qu’est-ce qu’elle peut foutre, nom de dieu ». Un gage. Ce n’est pas Solal qui traiterait Ariane comme cela. Un autre membre de la tribu alors ? Ou un autre auteur ? Je ne sais pas, moi. Mais je veux bien lire le livre tout entier. 

Fœdora :
Bien sûr que la femme est caricaturale, tout comme l’amant qui l’attend. Oui, elle se repoudre le nez, parce qu’elle n’est qu’un archétype, parce que nous sommes au théâtre et pourtant nous aussi on se l’imagine, on s’impatiente même. Parce qu’il est charmant, parce que les plus grands amoureux sont aussi parfois les plus habiles à la caricature. Pourquoi ? Parce qu’ils connaissent si bien leurs sujets. À moins que, pour le dramaturge, tout soit théâtre, toute vie est alors jeu et parce qu’il faut bien rire, chacun revêt un masque de la comedia dell’arte. Il sera donc l’amant, s’il peut avoir le beau rôle, elle sera femme, cette femme que l’on espère parfois quand elle ne nous désespère pas ; mais que l’on connaît si bien que l’on peut en rire et même s’en émouvoir. Parce que, finalement, ce qui relie ses personnages n’est-ce pas toujours l’amour ? Enfin, je disserte, incapable de dresser autrement qu’abstraitement le portrait de celui qui, d’un paragraphe, nous permet de devenir celle qui se précipite comme celui qui attend, plongés dans nos souvenirs, le sourire aux lèvres. N’est pas Guitry qui veut, à manier avec une subtilité paroxysmique de forme les vieux archétypes et les farces éculées. Aussi retournerais-je au silence sur un de ses mots d’esprit : « Si les hommes aiment les femmes silencieuses, c’est parce qu’ils sont persuadés qu’elles les écoutent. » Viendra, viendra pas ? Mais qu’est-ce qu’elle fait, nom de Dieu ? Ça y est, elle est en retard ! À moins que... Non, impossible, ce serait trop dur à supporter ! Un accident ? Un empêchement ? Ou bien... non, pas une rupture, je ne le supporterais pas !

François Lucie :
Sacha ! C’est lui : j’entends sa voix, nasale, ronronnante et chaleureuse, en train de commenter l’arrivée de la future femme de sa vie (ou des deux prochains jours). Il brode, virtuose du vide, tourne autour du pot. C’est un saxophoniste qui doit remplir les mesures de son standard. Comme une Thérèse d’Avila profane, il s’adresse à une absente, et, au moment où il pense l’avoir perdue (il n’est pas à un lapin près), elle va arriver avec un sourire radieux ! Pas de doute : Dieu est une femme un peu coquette qui se fait attendre. En lisant Guitry, je ne l’entends pas seulement, mais je vois ses doigts qui se recroquevillent dans les manches de ses chemises trop longues, et je devine les ceintures trop serrées de son pantalon, masquant les bourrelets inélégants du prestidigitateur, écrivant d’une plume d’oie arrondie et aérienne — une oie qui se transforme en phénix — son beau français parlé, gestuel, suspendu, old fashion à mort ! Les vingt et une marches qui nous séparent de la vingt-deuxième (qui sont les bras de l’auteur) nous rappellent que Guitry était un tantinet kabbaliste, et son théâtre joue énormément avec des notions de tiqqun et de zimzum appliqués à l’adultère (la Voie mystique du Théâtre de Boulevard). Mais tout ça léger, pétillant, délicat... Sonne, sonne... sonne...

 

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