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Le doux commerce

Le doux commerce

Le doux commerce
Mis en ligne le mercredi 3 décembre 2008 ; mis à jour le lundi 1er décembre 2008.

Publié dans le numéro X (juillet-août 2008)

Ou « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix » (Montesquieu, De l’esprit des lois, 1758)

Dans le débat, toujours recommencé, sur le caractère proprement scientifique de l’économie en tant que discipline académique, il est souvent fait grief aux économistes de leur incapacité à formuler des conclusions claires et univoques. Le président de Etats-Unis d’Amérique, Harry S. Truman est resté célèbre - dans le monde académique - pour une de ses sorties rageuses : « trouvez-moi a one-handed economist ! », ses conseillers chargés de formuler des recommandations en matière de politique économique ne parvenant qu’à des jugements non conclusifs et ponctuant leurs phrases de « d’une part » (on the one hand) et « d’autre part » (on the other hand).

Certains économistes semblent présenter des symptômes particulièrement aigus de cette pathologie de l’indécision - ou de l’approximation. On rapporte cette citation attribuée à Winston Churchill - on ne prête qu’aux riches - à propos de John Maynard Keynes : « si vous mettez deux économistes dans une pièce, vous obtenez deux opinions, à moins que l’un d’entre eux soit Lord Keynes, auquel cas vous en obtenez trois ».

On ne sait dès lors quel crédit accorder à cette remarque formulée par l’économiste de Cambridge au détour d’une des pages de son grand œuvre, la théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie : « La possibilité de gagner de l’argent et de constituer une fortune peut canaliser certains penchants dangereux de la nature humaine dans une voie où ils sont relativement inoffensifs. Faute de pouvoir se satisfaire de cette façon, ces penchants pourraient trouver une issue dans la cruauté, dans la poursuite effrénée du pouvoir personnel et de l’autorité et dans les autres formes de l’ambition personnelle. Il vaut mieux que l’homme exerce son despotisme sur son compte en banque que sur ses concitoyens [1] ».

L’analyse est quelque peu contre intuitive. Keynes le reconnaît implicitement puisqu’il ajoute immédiatement : « et, bien que la première sorte de tyrannie soit souvent représentée comme un moyen d’arriver à la seconde, il arrive au moins dans certains cas, qu’elle s’y substitue ». Elle n’a cependant rien d’anodin. Elle fait écho à un courant de pensée largement occulté aujourd’hui mais dont le rôle historique a été déterminant dans la formation - idéologique et matérielle - du monde tel que nous le connaissons.

Cette thèse, c’est celle des « justifications politiques du capitalisme avant son apogée  », telle que l’a mise au jour Albert O. Hirschman dans son célèbre ouvrage Les passions et les intérêts [2]. Elle tient toute entière dans cette remarque de Montesquieu : « Il est heureux pour les hommes d’être dans la situation où tandis que leurs passions leur imposent d’être méchants, ils ont cependant intérêt à ne pas l’être ». Hirschman montre comment s’est constitué et diffusé, aux XVIIe et XVIIIe siècles, grâce aux contributions de Montesquieu, Steuart et Millar, un corpus doctrinal justifiant politiquement l’avènement du capitalisme naissant et ayant ainsi puissamment contribué à l’acceptation, par les élites pré-capitalistes, des structures du mode de production capitaliste et, plus largement, de l’économie de marché.

L’intérêt - et le terme connaît une immense fortune au XVIIe siècle - émerge alors comme une solution du problème politique, c’est-à-dire de la constitution d’un ordre stable et pacifié à partir de la coexistence d’individus atomisés animés de passions destructrices et voués au conflit. Hirschman note : « L’expansion du commerce et de l’industrie a été favorablement accueillie par un courant d’opinion qui s’est développé au sein même de l’appareil de pouvoir et de l’établissement de l’époque en réponse aux problèmes qu’affrontaient le Prince et surtout ses conseillers et d’autres notables intéressés  ».

Dans cette perspective, la poursuite de ses intérêts, les soins apportés à la gestion de ses affaires sont parés de toutes les vertus : l’activité lucrative, menée avec méthode et calcul, de façon raisonnable, met un frein à l’expression débridée des passions : « le commerce polit et adoucit les mœurs barbares » (Montesquieu). Plus prosaïquement, la création de richesse induite par le développement du commerce renchérit le coût d’un conflit et invite à la modération. C’est le triomphe des théories du « doux commerce  » (Montesquieu, toujours).

Parvenu à ce point de son raisonnement, Hirschman se borne à constater brièvement l’erreur de Montesquieu et Steuart en suggérant que si les forces pacificatrices mises en lumière par les philosophes de l’intérêt ont trouvé à s’appliquer, d’autres mécanismes jouaient symétriquement en sens inverse et ont gauchi le mouvement de l’histoire.

Il paraît en effet rétrospectivement évident, pour paraphraser Karl Marx, que la violence n’a pas été noyée - avec les frissons sacrés de l’extase religieuse - dans les eaux glacées du calcul égoïste. Les dures exigences du paiement au comptant ne sont pas uniquement celles du bourgeois mais également celles du souteneur, de l’escroc et du colon (impérialiste).

La pertinence de cette vision du commerce comme agent pacificateur peut-elle être infirmée ou confirmée par les données dont nous disposons ? Philippe Martin, économiste au CNRS et ses collègues [3], se sont employés à répondre à cette question en exploitant de volumineuses bases de données consacrées à une multitude de ce qu’il est convenu d’appeler des disputes interétatiques militarisées (DIM) [4].

Plus précisément, les trois économistes ont étudié la relation entre un millier d’occurrences de DIM entre 1950 et 2000 et le développement, sur la même période, du commerce mondial. Leurs résultats soulignent le caractère ambivalent des effets du commerce mondial sur la conflictualité internationale. Le point fondamental de l’analyse réside dans la distinction opérée entre le commerce bilatéral et le commerce multilatéral. En effet, les auteurs montrent que si (i) le développement du commerce bilatéral, du fait des interdépendances ainsi créées entre les deux pays considérés, accroît le coût d’opportunité d’un conflit et influence négativement la probabilité d’occurrence d’un DIM, (ii) le développement du commerce multilatéral, en réduisant l’interdépendance bilatérale entre deux pays, réduit le coût d’opportunité d’une guerre entre ces deux Etats et accroît la probabilité d’un tel conflit. Les auteurs notent : « L’ouverture au commerce multilatéral, en diversifiant les sources d’achat, agit comme une assurance en cas de guerre avec un pays. Comme toute assurance, il peut donc avoir pour effet de diminuer l’incitation à éviter le sinistre, c’est-à-dire ici à faire des concessions pendant les négociations pour éviter un conflit militaire ».

Lorsque l’analyse est réduite aux pays proches (moins de 1000 km de distance), les plus susceptibles de se lancer dans une « dispute », les auteurs constatent que la croissance du commerce bilatéral sur la période a réduit la probabilité de conflit pour la paire de pays médiane de 22 % tandis que le développement du commerce multilatéral l’a accrue de 66 %, soit un effet net de la mondialisation sur la conflictualité - au niveau de la paire de pays médiane - de 44 % [5]. En affaiblissant les dépendances économiques bilatérales, la mondialisation qui se traduit, en premier lieu, par un accroissement du commerce multilatéral accroît globalement la probabilité de conflits locaux et régionaux. Le doux commerce ?

 

NOTES

[1] Keynes John Maynard, La théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, Petite bibliothèque Payot, paris, 197.

[2] Hirschman Albert O., The Passions and the Interest, Princeton University Press, Princeton, 1977, trad. fr. 1980, Presses Universitaires de France, Paris.

[3] Martin Philippe, Thierry Mahler, Thoenig Mathias, La mondialisation est-elle facteur de paix ?, collection du CEPREMAP, Éditions de la rue d'Ulm, 2006.

[4] Les données utilisées sont disponibles sur le site : http://www.correlatesofwar.org

[5] Martin Philippe, Thierry Mahler, Thoenig Mathias, « Make Trade not War », CEPR discussion paper, 2006.

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