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Africaine Queen, 3

Africaine Queen, 3

Africaine Queen, 3
Mis en ligne le lundi 15 mars 2010 ; mis à jour le samedi 27 février 2010.

Publié dans le numéro 02 (27 février 2010)

En entrant chez le chocolatier Tholoniat, aujourd’hui cerné de salons de coiffure africains, je m’attends à tomber sur un homme usé. Je sais qu’il prend sa retraite à la fin du mois. Il me semble déjà l’entendre : lassitude d’un quartier dégradé, amertume d’un départ forcé après des décennies de loyaux services. Tout faux ! À l’écoute de mes questions, le chocolatier sourit. Personne ne le pousse vers la retraite. Il abandonne une affaire prospère, pour profiter des belles années qui lui restent. Quant aux rabatteurs des salons qui traquent le client jusque devant sa porte, il rit de bon cœur : Évidemment qu’on les connaît ! On les voit tous les jours, ce sont des copains ! Adorables, serviables, gentils garçons ; il parle d’eux avec une affection presque paternelle. Quand je dois m’absenter et laisser ma femme seule dans la boutique, je les préviens. S’il arrive quoi que ce soit, je sais qu’ils sont là. La meilleure des polices, c’est eux !

L’autre police, la chasseuse d’irrégularités, Tholoniat se marre lorsqu’il en parle. La dernière fois, le patron d’un des salons leur a dit franchement : D’accord certains employés n’ont pas de papiers. Mais ça leur permet de vivre, et tant qu’ils ont ce travail, ils ne font rien de grave. Vous préférez quoi : un peu de travail au noir ou du trafic de drogue  ? Le chocolatier est aux premières loges des descentes de l’inspection du travail, souvent spectaculaires - jusqu’à cent agents à la fois, raconte-t-il. Déploiements qui accouchent le plus souvent de bérézinas comiques : Il y a quelques mois, ils ont voulu frapper un grand coup. Ils se sont postés devant l’entrée des salons et ils ont dit : « Personne ne bouge ! Les clients sortent, les employés restent ». Evidemment tout le monde est sorti. Un dimanche plus récent, les Tholoniat déjeunaient paisiblement dans l’arrière-cour lorsqu’une longue file d’hommes et de femmes est passée en catimini, clients et personnel d’un salon voisin resté secrètement ouvert malgré son rideau baissé, repos dominical oblige. Dix minutes plus tard, des agents sont arrivés. Ils ont demandé si on avait vu passer quelqu’un et s’il y avait une sortie par l’arrière. On leur a dit en rigolant que oui... et qu’ils pouvaient laisser tomber, parce qu’ils avaient dix bonnes minutes de retard !

Tous les commerçants ne partagent malheureusement pas la bonne humeur du vieil artisan. Si les salons se sont multipliés, c’est qu’au fil des années les autres commerces ont fui, préférant migrer vers des quartiers moins bruyants. Rien qu’ici, sur ce bout de rue, il y avait à l’époque deux papeteries, une pharmacie, un tailleur, deux coiffeurs français, sans parler des immortelles pompes funèbres qui sont toujours là. Au jeu des coiffeurs africains contre le reste du monde, les coiffeurs mènent aujourd’hui 12 à 2 sur ce bout de rue. Dans quinze jours ce sera 13 à 1 : Tholoniat a eu beau se démener pour revendre son fonds de commerce à un jeune pâtissier, aucun n’en a voulu. J’en connaissais pourtant de très bons, bourrés de talent. Mais le quartier fait peur. Finalement c’est bien un salon africain qui ouvrira. Le chocolatier se souvient de l’apparition du tout premier, il y a vingt-cinq ans, près de la porte Saint-Denis, à côté d’un restaurant de coquillages huppé. À l’époque ça avait fait beaucoup de bruit. Les gens râlaient, oudiou ! Puis un autre a ouvert juste là, près du métro Château d’eau. Il s’est rapidement mis à marcher très fort et d’autres ont ouvert, toujours plus nombreux. D’ailleurs moi aussi je me fais coiffer par une Africaine, souffle soudain le chocolatier, un brin gourmand. Pas exactement une Africaine, une Antillaise, mais tout de même, c’est amusant, non ? Je lui demande si ça ne lui donne pas envie d’aller en Afrique, maintenant qu’il va avoir du temps. Il sourit : Sincèrement, je ne crois pas... Quelques secondes passent. Remarquez, pourquoi pas, après tout. Ce qui est sûr, c’est que je serai bien accueilli. Ils me l’ont dit des dizaines de fois !

La file d’attente s’est allongée à la caisse, mon hôte doit retourner prêter main forte à son frère. Je ressors. Sur le trottoir d’en face, une jolie fille attend devant l’entrée de Rayan Coiffure : Fabienne, venue exprès de Lyon se faire coiffer. Bingo, me dis-je. Elle ne voudrait pas aller prendre un verre pour me raconter tout ça, Château d’eau, ses coiffures préférées, les tissages, les tresses ? Elle me regarde de travers, probablement déroutée par cette technique de drague non répertoriée. Rien que ça, dis-je en montrant les fines tresses qui dessinent à ras de son crâne de splendides parallèles enveloppantes. Rien que cette coiffure superbe, vous ne voudriez pas m’expliquer comment c’est fait ? Elle ouvre de grands yeux qui me font douter. C’est bien terminé, là, non ? Regard consterné, cette fois. Ça ? répond-elle en montrant le haut de sa tête. C’est la ronde. C’est ce qui sert à poser les mèches. J’encaisse. Ma gaffe a du bon : Fabienne sourit. Je vais vous expliquer, venez. De toute façon Paulette est prise, il faut que j’attende.

 

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