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Africaine Queen, 5

Africaine Queen, 5

Africaine Queen, 5
Mis en ligne le vendredi 16 avril 2010 ; mis à jour le lundi 22 mars 2010.

Publié dans le numéro 04 (27 mars-13 avril 2010)

Il y a deux semaines, j’évoquais la dénonciation dont venait d’être victime, de la part de concurrents jaloux, un ami gérant de salon. Ces guerres internes, ces rivalités entre salons et parfois entre clans, Château d’eau les a toujours connues. Moussa, gérant lui aussi, est arrivé il y a douze ans. Il a vu le quartier évoluer, certains clans étendre leur influence, d’autres reculer, disparaître. « À l’origine, Château d’eau, c’était des Congolais. Ce sont eux qui sont venus et qui ont tout créé, à partir de rien. » Mais ils étaient peu nombreux et des Nigérians les ont progressivement évincés, s’arrangeant pour signer des baux commerciaux avec les propriétaires des murs. « Les Nigérians étaient plus malins, plus habiles, ils sont très forts pour les affaires. » Là où il y avait déjà des commerces, ils ont patiemment attendu les neuf ans réglementaires pour obtenir des propriétaires la cession du bail. Certains se sont lentement bâti un empire, à l’image du plus puissant d’entre eux, M***, qui cumule aujourd’hui plus de vingt fonds de commerce et avec qui je compte bien réussir à m’entretenir avant la fin de ce reportage, profitant de sa visite quotidienne à Château d’eau, m’a-t-on dit - sans doute au volant d’un de ces 4x4 qui passent l’après-midi au ralenti dans la rue, vitres teintées, ronflement du moteur à peine audible, surveillant l’activité environnante.

M*** n’en était encore qu’à ses débuts lorsqu’ont débarqué à Château d’eau des trouble-fête qui auraient pu le gêner : les Ivoiriens, majoritaires aujourd’hui. Moussa se souvient : « Nous les Ivoiriens, on ne savait pas bien négocier comme les Nigérians. Mais ils voyaient qu’on était costauds, bagarreurs. Ils voyaient qu’on pouvait être violents, ils ont eu peur. » Plutôt que de chercher à tenir ces nouveaux venus à l’écart, les Nigérians ont compris la nécessité de composer avec eux. En échange de leur allégeance, ils leur ont fait une place. Les Ivoiriens sont devenus rabatteurs, protecteurs, gardes du corps, avant d’accéder peu à peu à leur tour à la gérance puis la propriété de nouveaux salons. Pendant quelque temps, deux clans se sont affrontés, des bagarres ont eu lieu. « J’étais dans le mauvais, raconte Moussa. Celui qui a perdu. Aujourd’hui il n’y en a plus qu’un, celui de M***. » Je lui demande quel traitement a réservé M*** à ses anciens rivaux. Moussa sourit : en bon chef, il semble qu’il ait pardonné. Et qu’il continue de présider aux destinées du quartier, n’hésitant pas à profiter de sa position pour dicter des loyers exorbitants aux gérants désireux de se lancer - 7000 euros, me dit Moussa, quand le loyer habituel d’un fonds de commerce tourne autour de 3000 euros. Sa toute-puissance fait au moins des heureux, m’explique-t-il : les Camerounais, qui, parce que M*** a aussi un peu de sang de leur pays, gagnent du terrain !

Rabatteur pendant des années, Moussa vient enfin, au bout de douze ans, d’obtenir une carte de séjour. « Le 23 octobre, se rappelle-t-il avec un grand sourire. Je suis allé chez Ed et j’ai acheté un caddie de bières pour les distribuer au métro. C’est la règle à Château d’eau. Si tu vois que quelqu’un distribue des bières au métro, tu peux être sûr qu’il vient d’avoir ses papiers. Ou alors que sa femme vient d’accoucher, c’est la seule autre possibilité ! » Dans la foulée, Moussa a racheté le fonds de commerce du salon où il travaillait : une trentaine de milliers d’euros. Pendant ces douze ans, tout n’a pas été facile. « Je suis arrivé à dix-huit ans, se souvient le gérant aujourd’hui trentenaire. Un 13 octobre. Le 14 je travaillais là, dans ce salon. » Moussa a été arrêté sept fois, est resté près de deux ans en tout en prison pour séjour illégal sur le territoire français. « Aujourd’hui je m’en suis sorti, Alhamdoulillah. » Ce n’est pas le cas de tous. Un type qui vivait la même vie a craqué il y a quelques mois : « Il s’est mis à dormir dans la rue, à boire toute la journée de l’alcool. C’était pas bon pour lui, pas bon pour nous non plus : on a fini par se cotiser et réunir 3000 euros pour lui permettre de rentrer au pays. » Depuis 2002, Moussa a vu se dégrader considérablement les affaires : les salons se sont multipliés au-delà du raisonnable. « Tout le monde veut ouvrir son salon maintenant. Il y a trop de rabatteurs, trop de bagarres, les clients se plaignent. C’est pas bon pour le quartier ! Si on continue, on va tuer le business. »

Ses douze années à Château d’eau, j’apprends surtout, ébahi, que Moussa les a jour après jour consignées dans des carnets. « Le soir je rentre chez moi et je note ce que j’ai vu dans la journée. J’essaie de me souvenir de tout pour mieux comprendre ma vie. Des fois je relis les pages là, ça me fait rigoler ! je me dis on pourrait faire un film. » Je lui parle d’en publier des extraits dans le prochain épisode. Il me promet de me les apporter. Je pensais pouvoir en donner à lire des passages déjà mais Moussa est venu me trouver hier pour me dire que son frère exigeait de savoir qui j’étais. « Je suis désolé, on se dispute toujours avec mon grand frère, mais chez nous c’est comme ça : la famille c’est très important, je ne peux pas lui manquer de respect. Il faut que tu le rencontres. » Un rendez-vous est prévu. Avant deux semaines j’espère.

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