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À propos de « Je lègue mon corps à la France »

À propos de « Je lègue mon corps à la France »

À propos de « Je lègue mon corps à la France »
Mis en ligne le mardi 27 mars 2007 ; mis à jour le lundi 10 septembre 2007.

Licence: CC By-Nc-Sa
Publié dans le numéro I (avril 2007)

(Conversation téléphonique entre le directeur de la publication [D] et un abonné [A]. Celui-ci aborde un point qui le chiffonne, le roman-photo politique « Je lègue mon corps à la France », et notamment le fait que l’image de la femme y soit dégradante. Au moment où l’enregistrement commence, la conversation dure déjà depuis environ un quart d’heure.)

A — Et alors, dernière photo, on remet les pendules à l’heure, l’homme lui dit « si on parlait d’autre chose », ça veut dire quoi ? « J’ai envie de te baiser ». Sous-entendu qu’elle va accepter.

D — Oui, mais non, mais...

A — Ben oui mais je vous assure que tout le monde l’interprète comme ça.

D — Ce que vous interprétez au final, c’est « les femmes ne penseraient qu’à ça », mais dans ce cas les hommes aussi puisque le mec est...

A — Oui, mais il coupe complètement la supériorité qu’elle venait d’avoir, et il lui répond « bon, tu peux dire ce que tu veux... »

D — C’est un aveu de faiblesse, pour le coup...

A — Hé non ! Il reprend la main, sans vouloir faire de jeu de mots. Il lui dit « Tu peux me raconter tout ce que tu veux, à condition de parler d’autre chose, à savoir la baise. »

D — Je suis d’accord avec votre interprétation, mais c’est peut-être vous qui avez une vision pessimiste de la chose...

A — Ce qui est sous-entendu, à mon avis, et tout le monde le comprend comme ça, c’est « tu vas immédiatement ouvrir les cuisses ».

D — Attendez. D’abord je réponds à ce que vous disiez comme quoi elle récite une leçon, mais pas du tout. Le principe de la rubrique c’est qu’elle apporte à chaque fois un petit commentaire qui est juste. Alors vous pouvez ne pas être d’accord avec ce qu’elle défend, mais le principe de la rubrique c’est que c’est elle qui apporte les bonnes clés politiques, et que lui fait systématiquement fausse route. Il sort à chaque fois une idée reçue, et elle lui démontre à chaque fois qu’il a tort. Vous ne pouvez pas à la fois reprocher qu’elle soit une femme savante, et à la fois une femme objet. En l’occurrence, ce qui est défendu dans la rubrique, c’est que c’est elle qui a le savoir, et qu’elle manifeste sa supériorité par rapport à l’homme. Donc cette phrase de chute qui est en effet, je ne peux pas le nier, une référence sexuelle de la part de l’homme, c’est évidemment un aveu de faiblesse. « À partir du moment où je ne peux pas faire le poids d’un point de vue politique avec toi, je préfère qu’on passe à autre chose », ce qui n’implique pas que la femme est considérée comme faible par rapport à l’homme, puisque dès la première image, ils sont dans une situation équivoque...

A — Et pourquoi ne lui répond-elle pas... (un temps) « Va te rhabiller mon canard ! » (rires de D.) Eh bien non, elle ne lui répond pas, c’est lui qui a le dernier mot !

D — Mais c’est parce qu’on reste en suspend...

A — Oui oui oui, mais le suspend il penche tout de suite d’un côté ! Je reviens à ce que je disais au départ : vous avez prononcé le mot d’ironie, ça me fait plaisir parce que c’est là que je voulais vous amener, l’ironie elle est faite de couches successives, et là vous mettez une couche de pas assez, ou une couche de trop. Mais jamais la bonne.

(Il raconte une anecdote sur une rencontre avec le chanoine Kir, qui lui explique qu’il faut toujours boire le bon nombre de kirs : on est soit pair, soit impair. Pour quelqu’un qui est pair, il ne faut jamais rester à trois kirs, sous peine de ne pas se sentir bien. Il faut en prendre un quatrième. Ensuite le cinquième risque de ne pas bien passer, il faut en prendre un sixième, etc.)

...Eh bien j’ai l’impression que vous mettez un coup de kir de trop ou de pas assez.

D — Je comprends la métaphore, mais il me semble que...

A — Mais pourquoi elle ne répond pas, la dame ? « Tu veux me baiser ? Allez, va-t-en ! »

D — Parce qu’on n’a pas d’images où la femme l’envoie balader.

A — Voilà ! Vous prenez un truc machiste et vous ne pouvez pas le dépasser.

D — Si ce n’est par le texte... Je comprends ce que vous me dites, mais il me semble que le ton général du journal est assez clair pour qu’on ne puisse pas...

A — Il y a quand même des choses qui gênent de temps en temps. Je ne peux pas toutes vous les citer, mais il y en a. Je pense que votre intention est louable, mais vous ne vous rendez pas forcément compte de l’effet. Je pense à cette disposition en rond de certaines pages, il y avait le truc sur la puanteur du vagin. Alors là je l’ai fait lire à une dizaine de personnes, les hommes, il y en a, proches du milieu agricole, qui ont bien rigolé, bon, donc c’était raté, et il y en a qui, au contraire, ont dit « non, ça ne va pas ». Quant aux femmes, elles ont été violentes.

D — Euh... Je ne me souviens pas du tout du texte...

A — Là je n’ai pas rencontré un seul jugement favorable. Et je ne peux pas dire que le mien le soit.

D — Malheureusement, je ne vois pas... Euh... La puanteur du vagin ?

A — Si ! Il fallait qu’elle se lave trois fois, et puis juste avant le rapport sexuel, se savonner avant...

D — Oui... Si mes souvenirs sont bons, c’est une rubrique qui s’appelle « Livres indispensables », et c’est pareil, vous pouvez me dire que vous n’aimez pas du tout l’humour et l’ironie, mais...

A — Au contraire !

D — Attendez, le principe de la rubrique c’était systématiquement de prendre les livres les plus grotesques possibles, et d’en faire un résumé pour montrer le côté ridicule du livre. Donc si on ne s’en rend pas compte... Là où je vais être en désaccord avec vous, c’est que vous dites qu’on ne fait pas attention à ce qu’on publie, je ne suis pas d’accord. Au bout ultime de la chaîne, il y a certainement des lecteurs qui ne se reconnaissent pas ou qui ne comprennent pas exactement le ton, ça je suis d’accord. Vous dites « vous ne vous rendez pas compte », mais on se rend très bien compte. On ne fait pas ce journal pour les 2-4 ans, ou pour des gens qui n’auraient tellement pas le sens de quoi que ce soit qu’ils pourraient penser qu’un livre pratique sur « il faut que la femme se lave » doit être pris au premier degré, sachant que le principe de la rubrique est de prendre des livres improbables. Il y avait « Comment faire fortune en dix leçons », « Comment se faire des amis facilement », alors je peux vous dire pareil, que c’est extrêmement choquant de se moquer de ce genre de thèmes. Alors que non, c’est drôle et ça ne prête pas à conséquences. Que vous soyiez très vigilant à tout ce qui touche à l’image de la femme, je comprends très bien, mais nous dire qu’on se trompe parce qu’on est à un degré de trop ou de pas assez, là je ne suis pas complètement d’accord. Après, que vous disiez « moi ça ne me fait pas rire », là je comprends très bien. Mais dire qu’on ne devrait pas avoir ce genre d’humour, non !

A — Non mais il faut simplement montrer à la fin qu’on se fout. Mais vous ne le faites pas. Dans le titre de ce machin sur le vagin, il y avait « Absolument indispensable »...

D — Voilà, c’est ça, c’est le titre de la rubrique, « Ouvrages indispensables »...

A — Hé ben vous voyez !

D — Mais monsieur, je suis désolé, vous avez vu le journal ? Vous avez vu le ton du journal ? À côté de ça, il y a un article de quatre pages sur la situation de l’eau au Proche-Orient. Si le même journal est capable de penser qu’on va demander à des lecteurs de se concentrer pour lire 25.000 caractères sur l’eau au Proche-Orient, mais que par ailleurs le livre indispensable qu’il faut absolument avoir dans sa bibliothèque, c’est « Comment les femmes vont se laver », excusez-moi, mais le lecteur qui ne comprend pas qu’il s’agit dans un cas d’un truc sérieux et dans l’autre d’une blague, n’est pas le bon lecteur. Je ne peux pas le dire autrement. On ne va pas commencer à dire « on ne fait plus de blagues parce qu’elle va être mal comprise ».

(Il se lance dans une comparaison avec d’autres journaux, en expliquant qu’un lecteur ne va pas se plaindre que L’Humanité est à gauche ou que Le Figaro est libéral.)

...Donc nous dire qu’il y a une incohérence globale dans notre démarche, non je ne suis pas d’accord.

A — Je ne dis pas qu’elle soit globale, je dis qu’il y a des choses qui me paraissent, moi, interprétables...

D — Parce que vous l’isolez du reste...

(Il revient sur le ton du journal, et fait remarquer qu’il s’agit de la première remarque d’un lecteur sur le problème du second degré.

Débat entre les deux sur la question de l’honnêteté de la démarche.)

D — Si on avait besoin d’expliquer à nos lecteurs quand il faut rire, ça voudrait dire qu’on pense que nos lecteurs sont des salsifis, des cornichons. Ça, pour le coup, ça serait une défaite. Je n’aimerais pas le faire.

A — Ce que vous dites suppose que vous êtes honnêtes. Mais le lecteur ne le pense pas forcément. Il peut se dire « ils font des trucs très bien sur l’eau, énormément, et puis ils glissent, mine de rien, une cochonnerie au milieu ».

D — Si on pense ça, c’est qu’on un peu... paranoïaque.

A — Ben non !

D — Ben si ! Penser qu’on va monter un journal, se décarcasser pour faire un journal sans pub, sans moyens, où on lutte chaque jour pour que ça existe, et qu’en fait tout ça n’est qu’un plan pour faire passer des petites cochonneries dont on se demande bien ce qu’elles apportent...

A — ...non, ce n’est pas ça, vous systématisez le truc...

D — Bien sûr... Mais quel serait l’intérêt de passer des cochonneries, ou des choses machistes, dans un journal comme ça ? Quel est l’intérêt final ? De manipuler le cerveau de nos lecteurs ? Dans ce cas-là, on ferait ça de façon subtile, pas aussi grossière que d’appeler une rubrique « Ouvrages indispensables » pour ensuite montrer un livre ridicule.

(Il évoque Pangloss chez Voltaire et le fait que lu hors contexte, ça puisse être mal compris.)

A — Mais on peut dire que je n’aime pas tout Voltaire.

D — Vous, bien sûr...

A — Hé oui...

D — Mais il ne s’agit pas que de vous.

(Il explique qu’il pense que les lecteurs du journal sont à même de comprendre la démarche. La conversation se poursuit. D. demande à A. de lui écrire un texte critiquant le roman-photo, texte qui serait ensuite publié dans le journal. A. explique qu’il n’a pas beaucoup de temps mais promet que s’il trouve le temps, il le fera. Il a 85 ans.)

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