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« J’arrive à faire face à à peu près tout »
« Le respect de la diversité n’est pas une donnée française »
Une audience à la Cour nationale du droit d’asile
Grothendieck mon trésor (national)
Publié dans le
numéro III (juin 2007)
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Julia Brandeau est une « croque-escroc » : une « chasseuse de scam » du net qui travaille en solo et qui, sur un site plein d’humour www.croque-escrocs.com, où l’aspect ludique et inventif prime, raconte ses aventures et ses croquages de « méchants » : « Je ne suis pas une justicière, je joue à la justicière. Être dans une prison africaine doit être un calvaire que je ne souhaite à personne. » Julia Brandeau choisit un escroc, le contacte sous couvert d’une fausse identité, lui fait croire qu’elle est un pigeon parfait, et le « croque » : elle le fait tourner en bourrique, et publie sur son blog sa correspondance, au fur et à mesure du combat...
Entretien — les questions ont été posées par mail.
- Pouvez-vous détailler les différentes formes de scambaiting existantes à travers le monde et en France ? Les différentes tendances et les oppositions au sein de la communauté ? Certains collaborent-ils avec des structures policières ?
Le scambait est une activité underground ou, comme je dis, « undernet ». Certaines variantes du scambaiting sont borderline voire illégales, mais ce n’est pas le cas du scambaiting fait chez www.croque-escrocs.com.
Le scambaiting existe partout dans le monde (notamment aux États-Unis, en Angleterre, Allemagne, Australie, Suède, Chine...). Le scambaiting francophone est récent, à ma connaissance je suis la première à avoir publié ma correspondance. J’ai commencé en 2004, en répondant par jeu à un scam très connu, « Nenita Villaran, l’orpheline des Philippines ». Je me suis alors rendu compte qu’il existait une communauté de scambaiteurs internationale, active depuis les années 1990.
Chaque croque-escroc a des motivations, des techniques et surtout des objectifs très différents. Certains pratiquent le straight baiting : une variante froide, des mails très courts, zéro fiction, mais qui marche aussi très bien pour ceux qui maîtrisent la technique. Il y a aussi une variante illégale, appelée inverse scam, qui consiste à arnaquer l’arnaqueur et lui soutirer de l’argent. Ce que j’appelle la variante trash baiting, populaire aux États-Unis, consiste à conclure une vente avec un escroc et à lui envoyer une centaine de kilos d’ordures dans un colis pour lequel il devra payer 6 000 euros de frais d’envoi dès réception. Certains croques entretiennent uniquement une communication par mail avec les escrocs, d’autres utilisent des fausses lignes internationales — j’ai un fax a Seattle et un téléphone à New York, mais ça sonne chez moi à Paris. La variante la plus dangereuse est appelée vidéo safari ; elle consiste à donner un rendez-vous à l’escroc et à le filmer ou le photographier à son insu (interdit aux débutants).La communauté des scambaiteurs n’a pas une éthique homogène, c’est du chacun pour soi... Le racisme est banni, mais certains scambaiteurs laissent entrevoir une face xénophobe ou raciste dans leurs commentaires ou leurs actions. D’autres possèdent des talents de négociation incroyables. Certains maîtrisent l’humour de manière délicieuse. Quelques-uns se prennent vraiment pour des « vigilantes » du net et ont de vrais contacts avec la police.
De manière générale, je fais appel à la police uniquement quand je tombe sur un compte bancaire international utilisé à des fins délictueuses, sinon pour certains cas très ponctuels — mais c’est à la police de faire son boulot. Je ne participe plus trop aux agissements de la communauté, du fait de mon désaccord avec certaines actions (par exemple convaincre un escroc de se faire tatouer un texte insultant, etc).
De manière
générale, dans les forums, nous sommes tous d’accord sur très peu de
points : pas de racisme, pas de virus, pas de inverse scam (sauf pour
certains), pas de photos de mineurs, pas de vraies adresses (sauf
celles de commissariats ou d’Interpol)... Après, rien n’empêche
certains de plier ces règles.
Les sites de référence sont : www.419eater.com, le lieu de passage obligé pour devenir un
croque-escroc. Dans ce forum, vous trouverez les aventures de son
créateur anglais, sans doute le plus vieux, le plus extrême et le plus
contesté des scambaiteurs.
Artists Against 419 wiki.aa419.org est une véritable base de données et d’outils informatiques antiscams, dont le Lad Vampire, disponible sur mon site. www.scamorama.com est un autre site connu sur les scams.
— Vous écrivez sur votre site que « le scambaiting est un art »...
Je dis que certains le considèrent comme un art, d’autres y voient un sport, un jeu, d’autres un passe-temps, d’autres une obligation citoyenne, d’autres simplement une stupidité. Un art : Parce qu’il fait appelle à l’écriture de fiction, à l’imagination, à la création d’images, à la critique face à l’absurde de nos sociétés et à la réaffirmation de soi et de ses idées. Un sport : Si vous considérez les échecs comme en étant un. Un jeu : Un jeu certes cruel parfois. Un jeu de rôle mais avec des vraies personnes qui incarnent de faux personnages. Un passetemps : Vous êtes triste parce que personne ne vous aime et que vous ne recevez pas de mails ? Voici un excellent loisir pour occuper vos heures mortes (attention, ne vous improvisez pas croque-escroc, sollicitez auparavant un mentor sur www.419eater et suivez la formation). Une obligation citoyenne : Ce n’est pas du tout mon cas, mais je reçois toutes les semaines des remerciements de gens qui ont failli se faire avoir. Une stupidité : Certainement, mais qu’est-ce qu’on s’amuse !
— Quel est le but ultime d’un scambaiting ?
La satisfaction, c’est d’arriver à ce que l’escroc fasse quelque chose pour nous, et d’obtenir ainsi un « trophée ». Plus le trophée est difficile à obtenir, plus il a de la valeur... On commence par récupérer un texte ou un formulaire marrant écrit de la propre main de l’escroc. Plus fort : un fichier audio avec sa voix, une chanson qu’il chante lui-même ou un texte que vous lui faites réciter (imaginez-vous l’histoire dadaïste qu’il faut lui raconter pour qu’il accepte de faire ça !!!). Encore plus fort : une photo ou une vidéo sur laquelle il fait des choses ridicules (j’en ai quelques-uns mais c’est de plus en plus dur à obtenir...). On peut ensuite faire déplacer l’escroc en vain : en lui faisant croire que son butin est dans une banque à 400 kilomètres de sa ville ou en l’invitant à venir nous attendre à l’aéroport de son pays... Plus risqué et seulement pour les croque-escrocs très très expérimentés : on donne rendez-vous à l’escroc à un endroit et on y va, on le filme et on le photographie à son insu. [cf. l’incroyable page des « Trophées » du site 419eater.com, où l’on peut voir des escrocs jouer de la guitare, mettre un poisson sur leur tête, tenir une pancarte avec un message absurde...] On peut enfin obtenir la fermeture de fausses banques ou de faux sites : certains croque-escrocs visent et « descendent » ces sites montés par les arnaqueurs.
Chacun de mes scambaits est unique pour moi. Je dois en avoir à mon actif une vingtaine, mais je ne les publie pas tous. J’aime bien quand mon personnage tombe amoureux de l’escroc [cf. exemple ci-dessous], ça permet de faire entrer en scène des situations encore plus loufoques et jouer dramatiquement sur les problèmes qu’apportent les passions intenses. L’idée c’est de mener l’action comme dans un scénario de film, naturellement et lentement.
— Vous les appelez « voleurs de poules » : y a-t-il de votre côté un attachement pour les escrocs, qui fait que l’aspect ludique du scambait prime, et que leur jeu est aussi drôle que le vôtre ?
Bien sûr ! Mon site s’intitule « Mes amis les cyber arnaqueurs ». Quelque part je les adore parce que je les comprends, je viens moi-même d’un pays où la culture de l’arnaque existe, dans la rue, la politique, dans les conversations, dans la musique et les histoires populaires. Je préfère de loin un « voleur de poules » à une obscure équipe de marketing à Paris ou un comité de campagne électorale.
« Laarni Enriquez, une histoire
d’escrocs et comédiens », « Dans la peau de Ricky Martin », « Alphonse
Lanidou : arnaque à la carte bancaire », « Peter Van Koezema, l’arnaque
de la fausse loterie », « Safes Sales : l’arnaque du faux recrutement
», « Nenita Villaran la fausse veuve des Philippines »... voilà les
titres alléchants de quelques scambaits de Julia Brandeau publiés sur
www.croque-escrocs.com. On lira également avec plaisir la
correspondance et les cas de conscience... ainsi l’escroc Clémentine
Kouame, qui, démasquée, écrit : « Julia Brandeau je te remercie ainsi
que le confrère belge alias Jules Pieznu, ce qui me pousse à arnaquer
est le faite de la souffrance des africains, à cause des pilleurs de
richesses africaines, une fois fini, ils mettent le feu [...] tout le
plaisir était pour moi ». Suivi de la proposition d’interview de Julia,
à laquelle Clémentine répond sans appel par un : « va chier »... Le
tout agrémenté de menaces de mort et de faux courriers admiratifs
d’escrocs : SUJET : Merci merci — Ayant reçu un mail de VILLARAN NENITA
et j’y ai répondu tout crédule et « pauvre » que je suis. La « démarche
» était en route mais par conscience et prétendant ce qu’elle était
j’ai tapé son nom dans Google et je suis tombé sur ton site. Tu m’as
épargné de me faire avoir comme un Poulet et oui j’ai honte. Un grand
merci encore de m’avoir épargné cela. Reçois toute ma gratitude et
bonne continuation. bien à twa. Zull
SUJET : de rien — Voici le typique
exemple d’un scammeur africain qui se fait passer pour un lecteur.
Julia.