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À la recherche du double tiret perdu

À la recherche du double tiret perdu

À la recherche du double tiret perdu
Mis en ligne le mardi 13 décembre 2011 ; mis à jour le samedi 14 juillet 2012.

Publié dans le numéro 007 (juillet-août 2011)

Je le cherche, j’aimerais le rencontrer, parler avec lui, le prendre en photo, lui faire signer un autographe pour la postérité : lui, cet individu inconnu (homme ? femme ?) qui, un jour de décembre 2004, a décidé, seul ou presque, d’inventer un nouveau signe typographique. Le double tiret. Même pas le double tiret, plus étonnant encore : un signe typographique qui n’a pas de nom. Qu’on peut voir, mais qu’on ne peut pas dire. Qui est présenté ainsi :

Ce séparateur « - - » doit être mentionné sur ses actes de l’état civil. À l’instar du simple tiret, ce signe n’a de manifestation qu’à l’écrit et ne se prononce pas.

6 décembre 2004 : moment de joie pour les amoureux de la typographie. Naissance d’un nouveau signe typographique ! Bien sûr, il y avait eu la virgule d’exclamation apparue en 1856 dans un livre du professeur Villette [1], ou encore le point d’ironie inventé par Alcanter de Brahm (1868-1942) ; mais ces signes de ponctuation fantaisistes n’ont jamais franchi le mur de l’usage réel. Ceux qu’on utilise réellement (point, virgule et compagnie) remontent à la nuit des temps (autour du IXe siècle pour le point d’interrogation) et n’ont pas d’inventeur unique (sauf peut-être le point-virgule, dont il est d’usage de dire que c’est le typographe Aldo Manuce qui l’a introduit dans ses textes imprimés, fin XVe). Et voilà qu’au début du XXIe siècle, une circulaire officielle émise par le gouvernement français crée, d’un coup de jargon administratif, un nouveau signe.

(Ouvrons une parenthèse : en réalité, il ne faudrait pas dire double tiret, mais double trait d’union : comme le rappelle un professeur de droit [2], il ne faut pas confondre le trait d’union (« petite barre qui unit deux mots pour en faire un seul », selon le Littré) avec le tiret («  indique un nouvel interlocuteur dans le dialogue ou une suspension dans le discours »). La plupart des commentateurs ayant néanmoins choisi l’expression « double tiret », à la suite de la circulaire, qui évoque fautivement l’existence d’un « tiret » entre des noms composés, je me range à cette jurisprudence langagière.)

J’ai adoré ce double tiret. J’ai adoré rappeler qu’un nom avec double tiret n’avait rien à voir avec un nom avec simple tiret : un(e) petit(e) Durand-Dufour n’est pas l’enfant d’un(e) Durand et un(e) Dufour, ce qu’est un(e) Durand- -Dufour. J’ai adoré remplir des formulaires administratifs en y mettant bien deux tirets à la suite dans deux cases. J’ai constaté que la plupart des gens, autour de moi, ignoraient ce signe - ignoraient même la nouvelle loi permettant de choisir le nom de ses enfants. J’ai vu, avec tristesse, que l’usage ne se répandait pas dans le pays, nombre d’administrations ne prenant pas la peine d’écrire - -. Et j’ai vu la mort du double tiret : le 4 décembre 2009, le Conseil d’État déclare que « la circulaire interministérielle du 6 décembre 2004 [...] en tant qu’elle impose qu’un double tiret sépare les deux noms des parents qui souhaitent procéder à l’adjonction de nom pour leurs enfants » n’est pas légale. J’ai lu des articles de journaux ou de revues juridiques se félicitant de cette décision. J’ai eu l’impression d’être le seul à encore aimer et défendre ce signe typographique. Je me suis dit qu’il était temps de raconter son histoire.

Assemblée nationale, 8 février 2001. Ce sont les années du jospinisme (encore) triomphant, durant lesquelles les parlementaires votent plusieurs lois « modernes » sur les relations hommes-femmes. Après le Pacs (1999), la parité (2000), le congé de paternité (2001), la gauche plurielle se penche sur la notion de nom de famille. Ce 8 février, à l’ouverture des débats, Gérard Gouzes, député PS, explique que la proposition de loi dont il est le rapporteur « n’est ni la victoire des femmes contre les hommes ni l’application d’une mode dans l’air du temps. Elle n’est pas féministe, elle est tout simplement juridique. » En effet, la France a signé en 1979 une convention européenne qui précise que les États doivent assurer l’égalité de l’homme et de la femme « y compris en ce qui concerne le choix du nom de famille ». Or, dit le rapporteur, « qu’en a-t-il été depuis 1979 ? Pas grand-chose, il faut bien le reconnaître. » Seule une loi de 1985 permet, uniquement à titre d’usage, d’ajouter le nom de la mère à celui du père. La loi proposée en 2001 prévoit que les parents pourront choisir de donner à leurs enfants le nom soit du père, soit de la mère, soit les deux accolés dans le sens désiré, créant ainsi un nom double. Tous les enfants d’une même fratrie (i.e. de mêmes parents) porteront le même nom, et la loi aura un effet rétroactif pour les enfants de moins de treize ans : il sera possible non pas de changer le nom de l’enfant, mais de lui adjoindre (en deuxième position) le nom de son parent qui ne le lui avait pas transmis (donc celui de la mère dans la quasi-totalité des cas).

La discussion se déroule de manière relativement apaisée. Jacques Myard, pour le RPR, se montre certes gentiment réactionnaire : « Depuis le XIIe siècle, les noms sont transmis par le père, non sans un certain nombre de raisons »... « Il est tout à la fois curieux et affligeant de constater, dans une société de plus en plus éclatée, en quête de repères, que le législateur n’apporte d’autre réponse que la diminution de l’autorité paternelle fortement attachée au nom et l’atteinte portée à l’image du père. » Mais Claude Goasguen, pour Démocratie Libérale, ne s’oppose que mollement. Et, en seconde lecture, c’est la députée féministe Marie-Jo Zimmermann qui soutient le texte pour le RPR, dont le groupe vote aux côtés du PS et du PC (l’UDF et DL s’abstenant) un texte légèrement modifié après le passage au Sénat : il est dorénavant précisé qu’en l’absence d’accord entre les parents, c’est le nom du père qui continue à s’imposer. « La  version du Sénat est ainsi contraire  à la Constitution, qui prévoit que  les lois votées doivent être  conformes aux engagements internationaux de  la France [donc organiser l’égalité hommes-femmes], précise Marie-Jo Zimmermann [qui espère] qu’au  cours de la prochaine législature,  des amendements à un texte ou à  un autre parviendront par la  suite à gommer celles  des dispositions d’origine sénatoriale  qui sont restées les plus ouvertement sexistes. » Le 21 février 2002, dans les tout derniers jours de la législature, la loi est votée.

Initialement prévue le 1er septembre 2003, la réforme est repoussée, pour des raisons non politiques mais techniques. Après les présidentielles de 2002, la droite est revenue au pouvoir, mais, comme le dit le nouveau garde des Sceaux, Dominique Perben [3], « il ne s’agit pas de rouvrir un débat de fond sur ce sujet délicat. Les discussions parlementaires de l’an passé [...] ont abouti pour l’essentiel à des solutions équilibrées. » En revanche, la rédaction du texte de loi « souffre de malfaçons, de contradictions et de lacunes »  : le parlement vote donc (le 4 juin 2003) une nouvelle loi, qui repousse la date d’application au 1er janvier 2005, afin de laisser plus de temps aux administrations de se préparer. Comme le dit Dominique Perben, « on ne peut bouleverser un système hérité de nos traditions, sans prévoir une transition assez longue pour mettre en place les adaptations nécessaires ».

Pourtant, malgré ce nouveau délai, en décembre 2004, on ne sait toujours pas comment devront être présentés les nouveaux noms doubles. C’est là qu’intervient la circulaire publiée le 6 décembre 2004, c’est-à-dire moins d’un mois avant l’entrée en vigueur du nouveau système. Signée par quatre directeurs d’administration (et en premier chef par le « directeur des affaires civiles et du Sceau »), elle est là pour donner des renseignements techniques aux administrations en charge d’appliquer la loi.

Cette circulaire, rédigée en termes juridiques, est bizarrement construite. Elle commence par rappeler la loi, puis enchaîne sur des exemples de noms. L’exemple 1 concerne un père Dupont et une mère Martin. Quatre noms possibles pour l’enfant : Dupont, Martin, Dupont- -Martin, Martin- -Dupont. L’exemple 2 est plus impressionnant. Père : Dubois de Lacime des Noës ; mère : Beauregard de Saint-Haon ; et je vous laisse faire les quatre combinaisons possibles. Le texte poursuit : « En choisissant pour leur enfant le nom « Dupont- -Martin », « Martin- -Dupont » [etc.] les parents créent un double nom. » À la ligne. Et : « La création du double nom appelle les remarques suivantes », deux points, à la ligne. « Le double nom, constitué par le nom accolé de chacun des parents, est identifiable par le séparateur « - - » placé entre le nom issu de la branche paternelle et celui issu de la lignée maternelle qui le forment. » Suit la phrase citée plus haut : ce séparateur « n’a de manifestation qu’à l’écrit et ne se prononce pas ». Et la justification de cette invention : « Son absence créerait une confusion avec les noms composés qui préexistent à l’entrée en vigueur de la loi. Les noms composés (noms acquis sur plusieurs générations comportant un ou plusieurs vocables, noms à particules, noms résultant d’une adjonction du nom de l’adoptant à celui de l’adopté à la suite d’une adoption simple) constituent une entité unique, indivisible, transmissible dans leur intégralité, sans aucune césure possible. » Voilà qui explique tout : de peur de confondre les anciens noms composés avec les noms doubles, il a fallu inventer un signe distinctif différent. (Reste à savoir pourquoi ce séparateur ne se prononcerait pas : que le simple « - » ne se dise pas est compréhensible, puisqu’il est justement une entité unique. Mais le « - - » précise bien qu’il s’agit de l’adjonction de deux noms différents, donc devrait exister autant à l’oral qu’à l’écrit : on devrait pouvoir dire « Dupont tiret tiret Martin », ou « Dupont avec Martin ».)

La circulaire précise également que « si les parents s’opposent à l’indication, par l’officier de l’état civil, de ce séparateur entre les composantes du double nom choisi, l’officier de l’état civil écarte le choix fait par les parents », et suit les règles imposées en cas de désaccords entre les parents (donc choisit le nom du père pour un premier enfant). C’est cette règle particulièrement punitive qui, on va le voir, va être à l’origine de la chute de l’ensemble.

Dans Le Journal de la Saône-et-Loire (un journal régional en pointe sur la question), Jean-Louis Beaucarnot, un généalogiste, critique, dès le 21 octobre 2004 (donc avant la promulgation de la circulaire), la possibilité du choix du nom : « Dans l’euphorie de la naissance, les parents risquent de choisir le nom de leur enfant en trois minutes, sans peser le pour et le contre. » L’article évoque la piste du double tiret, pour mieux s’y opposer : « La tendance actuelle voudrait qu’on distingue les noms des deux parents par un double tiret : Berthet-Dupont- -Duval. Outre le look morse, est-ce que les administrations sont prêtes à modifier les milliers de formulaires existants pour admettre cet étirement des noms ? Jean-Louis Beaucarnot n’y croit pas. Il ne croit pas plus à une adaptation pour la France des logiciels à traitement de texte en général conçus aux États-Unis – afin d’éviter que la mise en forme automatique ne supprime les doubles tirets. » Deux ans plus tard, le même Beaucarnot déclare à La Croix [4], à propos de ce choix du double tiret : « J’avais alors proposé le slash (/), mais l’Ined n’en a pas voulu, car ils utilisaient déjà ce signe pour séparer les noms des individus dans leurs listings ; ils ont également écarté l’étoile, à cause de ses connotations idéologiques ; si bien qu’on a finalement opté pour le double tiret. » Pascale Robert-Diard qui suit la question pour Le Monde (peut-être est-elle sensibilisée au sujet à cause de son nom composé...) écrit le 26 décembre 2008 : « Les administrations avaient hésité entre plusieurs signes distinctifs. L’Insee avait ainsi proposé une étoile (*), un slash (/) ou un plus (+). » Le plus évoquerait-il la croix signalant un décès ? En tout cas, le ministre de la Justice bottera en touche en 2009 devant le Conseil d’État, rapporte un juriste écrivant dans une revue spécialisée [5], en déclarant que « des techniciens ont considéré que, tant sur le plan technique que symbolique, le double tiret était le seul signe pertinent ». Une « FAQ » du ministère de la Justice précisait, à l’arrivée du nouveau signe : « Les différents vocables des noms composés pouvant être séparés par un tiret, un espace, une particule, un signe différent, neutre symboliquement et qui ne perturbe pas les systèmes informatiques a dû être instauré : le choix s’est donc porté sur le double tiret « - - » ». À ceux qui pourraient se moquer de ce « ne perturbe pas les systèmes informatiques », il n’est pas inutile de rappeler que nombre d’inventions de la langue sont dues à des problèmes techniques : ainsi l’italique, créé pour mettre plus de caractères sur une ligne (en les penchant, on réduit les blancs), ou encore le langage sms, réponse logique à l’aberration technologique consistant à utiliser un clavier numérique pour écrire des lettres [6]. 

Un an après la mise en œuvre de la nouvelle loi vient le temps des premiers bilans. Le 30 décembre 2005, une enquête du Monde qui croise plusieurs sources affirme qu’environ 15% des enfants nés durant l’année ne portent pas uniquement le nom du père (donc soit un nom double, soit celui de la mère). L’année suivante, La Croix [7] annonce des chiffres similaires (avec environ 5% de noms doubles, 9% à Paris), expliquant ce peu des succès par la complexité de la loi : « Les fonctionnaires municipaux, comme les usagers, n’ont pas toujours été bien informés. Catherine Vandame, chef du service d’état civil à la mairie de Caen, en témoigne. « La loi est entrée en vigueur le 1er janvier 2005, mais on n’a reçu la circulaire d’application (un document de cent pages) [8] qu’en décembre. On a eu trois semaines pour former nos trente-cinq agents. » » Le journal interroge Gérard Gouzes, le député-maire socialiste de Marmande, à l’origine de la loi : « Je comprends qu’il faille du temps pour que cette loi entre pleinement dans les moeurs. » La responsable de l’hôpital de Marmande revient sur les problèmes techniques : « Le plus difficile est toujours le traitement informatique et nous devons mettre le double tiret entre les noms à la main ! »

Les Français sont râleurs, inquiets face à la nouveauté - on le sait. Mais, surprise, le double tiret suscite plus que des réserves. Un véritable rejet. Des parents refusent ce nouveau signe, tout en souhaitant que leurs enfants portent leurs deux noms. Ces parents étant avocats, ils ne se laissent pas intimider par l’administration française. Cela commence avec Diane Lavergne, une avocate parisienne, qui demande à ce que l’état civil supprime le double tiret sur les actes d’état civil de ses enfants [9]. Le tribunal de grande instance de Paris, le 14 mars 2007, refuse la demande et, en s’appuyant sur le texte de la circulaire de 2004, impose que seul le nom du père soit retenu. Diane Lavergne fait appel, et, le 14 février 2008, elle obtient satisfaction : la cour d’appel décide que « le nom de l’enfant est celui des deux parents accolés sans aucun signe supplémentaire, simplement séparés par un espace vierge ». Mais l’administration française traîne les pieds : lors de la naissance de son deuxième enfant, Diane Lavergne réalise que les services de l’état civil refusent d’appliquer la décision de justice : on lui impose à nouveau un double tiret pour son deuxième enfant, et, au passage, on le remet pour son premier. L’administration considère que tant que la circulaire de 2004 n’est pas abrogée, il n’est pas possible de créer un double nom sans double tiret...

Entre-temps, à Lille, un autre avocat, Aymeric Dr., et sa compagne, Clothilde De., ont un enfant, le 7 décembre 2007 [10] : une petite Jade, qu’ils décident de nommer Dr.-De., et non Dr.- -De. Le service de l’état civil transmet le dossier au parquet, qui décide de réintroduire le double tiret. Le père saisit le tribunal de grande instance de Lille, qui lui donne raison le 3 juillet 2008 : « La circulaire du 6 décembre 2004, sur laquelle se fonde le ministère public pour indiquer que ces deux noms doivent être, à l’état civil, séparés de deux tirets [...] est un document à portée explicative à destination principalement des officiers d’état civil. Sans portée normative, elle ne s’impose donc ni aux particuliers ni au juge, dans une matière afférente à l’état des personnes, domaine qui ressortit à la compétence de la loi. » Particulièrement perfide, le tribunal conclue : « Enfin, comme le soulignent les défendeurs, mais sans qu’il soit besoin d’avoir recours à un texte aussi ancien que l’ordonnance de Villers-Coterêts, le double tiret est un signe inconnu de la langue française, pourtant langue officielle de l’État conformément à l’article 2 de la Constitution, et ne peut donc, comme tel, sans avis de l’Académie française, figurer dans un acte public français. » La petite Jade a donc le droit de porter le nom Dr.-De. avec un simple tiret. Et, comme le note un juriste peu après, le ministère public n’ayant pas fait appel, ce jugement est « passé en force de chose jugée ». C’est-à-dire qu’il peut faire jurisprudence.

Entre-temps, Diane Lavergne a demandé au gouvernement de retirer ou d’abroger la circulaire de 2004. Gouvernement qui considère, de son côté, qu’il faut maintenir le double tiret. Ainsi Rachida Dati, garde des Sceaux, répond le 12 mai 2009 à une question écrite posée par la députée Marie-Jo Zimmermann qui lui demande « sur la base de quel fondement juridique les services [du ministère de la Justice] essaient de s’opposer à la transmission du nom » sans le double tiret : « le « double nom » obéit à un régime juridique particulier, son caractère sécable ayant été affirmé par le législateur alors que le « nom composé » était et reste intégralement transmissible. La loi, en créant cette nouvelle catégorie juridique de noms, imposait la mise en place d’un signe permettant de les distinguer des noms composés. Or, la formation des noms n’étant pas réglementée mais résultant de l’usage, certains « noms composés » comportent un espace entre les vocables et d’autres un trait d’union. Il était donc indispensable d’introduire un signe autre que l’espace ou le trait d’union, faute de quoi il aurait été impossible, dès la seconde génération, de connaître l’origine du nom et ses modalités de transmission. L’introduction, par la circulaire du 6 décembre 2004, du double tiret entre les deux noms ne constitue donc pas une règle de droit nouvelle, mais une simple mesure technique, nécessaire à la bonne application de la loi, afin d’en assurer l’application uniforme sur l’ensemble du territoire. »

Diane Lavergne décide alors de saisir le Conseil d’État (passons sur les complexités du droit administratif également posées dans cette affaire : la circulaire en tant que telle aurait dû être attaquée dans les deux mois suivant sa publication [11]). Et celui-ci déclare, le 4 décembre 2009, que « l’administration ne pouvait, par circulaire, soumettre l’exercice d’un droit prévu et organisé par la loi [comprendre : le fait de donner un double nom à son enfant] à l’acceptation par les parents de cette adjonction d’un signe distinctif, alors que la loi prévoyait uniquement d’accoler les deux noms sans mentionner d’introduire entre les deux des signes particuliers ». La loi, c’est la loi ; une circulaire, ce n’est pas la loi. Le message est clair : le double tiret n’a pas été prévu par la loi, il n’a donc aucune valeur juridique.

Dès lors, c’est l’hallali sur le double tiret. Pour Thomas Pez, le juriste commentant la décision du Conseil d’État, c’est « un signe typographique aussi inédit que disgracieux ». Il va plus loin : « la circulaire litigieuse oblige à l’usage d’un « séparateur » sous la forme du double tiret. Elle sépare les deux noms là où la loi et son décret d’application qu’elle entendait expliciter permettent expressément aux parents de rapprocher, mieux d’accoler, d’adjoindre. On n’accole pas, on n’adjoint pas, on ne rapproche pas en séparant : il y a là une contradiction dans les termes. Cette contradiction se manifeste dans la graphique même du double tiret : non seulement il sépare mais il sépare doublement. » Ce qui est clairement faux d’un point de vue typographique. D’abord parce que, on l’a dit, il s’agit en réalité d’un double trait d’union, qui, comme son nom l’indique, unit et non pas sépare. Ensuite, le fait qu’il soit double n’est pas forcément le signe d’un éloignement plus important : les points de suspension, au nombre de trois, arrêtent une phrase moins brutalement qu’un simple point unique. Enfin, comment aurait-il fallu mieux accoler les noms ? En les collant l’un à l’autre ? Le petit DupontMartin aurait-il été plus heureux que le petite Dupont- -Martin ? Et quelques parents avocats ne se seraient-ils pas dressés avec autant de vigueur contre cette autre étrangeté typographique ? 

La situation n’est pour autant toujours pas réglée. Le Conseil d’État, dans sa décision du 4 décembre 2009, ne déclare pas que la circulaire de 2004 est abrogée : il déclare que le premier ministre aurait dû la retirer ou l’abroger, ce qui est différent. En janvier 2010, les services du ministère de la Justice, interrogés par Le Monde, expliquent qu’ils sont en train de créer une nouvelle « rubrique » dans les actes d’état civil pour faire la distinction entre les noms composés et les doubles noms. Le 6 avril 2010, le ministre de la Justice, dans une nouvelle réponse à une question écrite de la députée Marie-Jo Zimmermann sur la circulaire de 2004, écrit que « les parties de cette circulaire consacrées au double tiret seront prochainement remplacées par un nouveau dispositif simple ». Un an plus tard, toujours rien... Les parlementaires se font à nouveau insistants : question écrite au ministre de la Justice le 19 avril 2011 de Marie-Jo Zimmermann, puis le 10 mai 2011 de son collègue Olivier Carré, mais également au Sénat de Jean-Louis Masson, le 14 avril 2011. À chaque fois, il est rappelé que les nouveaux enfants venant après des enfants portant un nom à double tiret devront nécessairement porter le même nom que leur(e) aîné(e) : car le fait que toute le fratrie ait le même nom est lui bel est bien prévu par la loi.

On en est là, avec un double tiret moribond, que les parents peuvent faire rectifier en en faisant la demande. Mais que les parents qui aiment les étrangetés typographiques (on l’aura compris : j’en fait partie) peuvent, semble-t-il, conserver : en l’absence d’une demande de rectification de l’état civil de quelqu’un, celui-ci n’est pas modifié. À moins que l’État ne décide de faire réécrire l’ensemble des actes avec double tiret (plusieurs dizaines de milliers)... Dans quelques années tout le monde aura oublié le double tiret, mais il restera, là, bien visible, sur les actes de naissances, sur les livrets de famille, sur les formulaires de la Sécu. Et on verra bien, ensuite, ce que nos enfants décident d’en faire.

 

 

NOTES

[1] Le Traité raisonné de ponctuation, avec de nombreux exercices choisis dans nos meilleurs écrivains et distribués selon l'ordre des règles. Quel était le prénom du professeur Villette ? Impossible de le savoir. En revanche, il n'est pas inutile de préciser qu'en 1992, trois Américains ont tenté de breveter les virgules d'exclamation et d'interrogation.

[2] Jean Hauser, « La désunion sur les traits d'union ou faut-il tirer sur les tirets ? », Revue trimestrielle de droit civil, 2009.

[3] À l'Assemblée, le 7 mai 2003.

[4] Le 29 novembre 2006.

[5] Thomas Pez, « L'affaire du double tiret et le nom de famille devant le Conseil d'État », Revue française de droit administratif, Dalloz, 2010.

[6] Cf. « Oskour ! Un sms ! », Le Tigre, septembre-octobre 2009. Notons au passage qu'avec l'arrivée des smartphones, l'écriture sms va sans doute décliner puis très vite disparaître

[7] Le 29 novembre 2006.

[8] En réalité, la circulaire ne fait que soixante pages, plus vingt-cinq d'annexes.

[9] L'ensemble des données juridiques et des citations sur l'affaire Lavergne proviennent de l'article de Thomas Pez.

[10] Récit par Pascale Robert-Diard dans Le Monde, 26 décembre 2008, et Jacques Massip dans Les Petites affiches du 31 octobre 2008.

[11] Voir sur ce point l'article de Thomas Pez et celui de Maître Eolas sur son blog, le 4 janvier 2010.

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