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Au procès du procès Banier

Au procès du procès Banier

Au procès du procès Banier
Mis en ligne le mardi 1er juin 2010 ; mis à jour le lundi 31 mai 2010.

Publié dans le numéro 06 (24 avril-7 mai 2010)

Le 15 avril 2010, le photographe et écrivain François-Marie Banier comparaissait devant le tribunal de Nanterre, dans l’affaire d’extorsion présumée envers Liliane Bettencourt, la propriétaire de L’Oréal. À l’audience, il fut moins question du prévenu que de la validité du procès, Liliane Bettencourt et sa fille, Françoise Bettencourt-Meyers, s’opposant par avocats interposés.

  Après quelques coups de fil inquiets à la 15e chambre du tribunal de Nanterre, la sentence tombe : « La séance est publique, vous n’avez pas besoin de vous faire accréditer. » Le simple citoyen que je suis, sans carte de presse, entre donc sans difficultés le 15 avril 2010 dans les locaux du tribunal : même pas besoin de justifier son identité. Au premier détecteur de métaux (ma monnaie ne sonne pas), je passe derrière Christine Clerc, du Figaro, qui tient ostensiblement ses cartes de presse et d’identité à la main. Après le deuxième détecteur (ma monnaie sonne), je demande la 15e chambre. « Premier étage, salle 4. » Je prends l’ascenseur avec Christine Clerc et... François-Marie Banier, qui a l’air un peu perdu. Ils se saluent. On sort de l’ascenseur. Moment de flottement. Devant nous, les portes des salles 1 et 2. François-Marie Banier et Christine Clerc hésitent : « Vous savez où c’est ? ». Je file discrètement vers la salle 4, à l’autre bout du bâtiment. Quelques photographes et cameramen attendent déjà. À l’arrivée de François-Marie Banier, ils le filment : ils continueront, par la porte restée ouverte, tant que la séance n’aura pas commencé.

La salle est minuscule. Deux fois trois rangs de bancs en bois pour le public — à part quelques journalistes, ce sont surtout de jeunes avocats qui manifestement viennent prendre un petit cours magistral. Hervé Temime, le défenseur de François-Marie Banier, lance une plaisanterie d’où il ressort que « tout le cabinet » est présent ce jour-là. François-Marie Banier se dirige du mauvais côté, chez la partie civile. Un greffier le ramène du bon côté ; il s’assied sur une chaise pliante en plastique : il est souriant, détendu, hiératique. Durant toute la séance, il ne bougera qu’à peine. Il a des chaussettes vertes, d’un vert pomme qui, selon les goûts, jure ou s’accorde très bien avec son costume en velours discret vert olive.

« Le tribunal. » On se lève, on se rassied. La présidente, Isabelle Prévost-Desprez, appelle François-Marie Banier à la barre et lui fait décliner son identité. Elle lui annonce qu’il est « prévenu d’avoir, de 2002 à 2009, frauduleusement abusé de l’état d’ignorance et de l’état de faiblesse » de Liliane Bettencourt. Puis elle évoque une discussion informelle entre avocats mais elle parle doucement, je n’entends pas bien, c’est à se demander pourquoi il y a des micros puisque personne ne s’en sert. La présidente passe la parole à maître Kiejman, avocat de Liliane Bettencourt. C’est une des bizarreries de cette affaire : sont conjointement parties civiles Liliane Bettencourt et sa fille Françoise Bettencourt-Meyers, cette dernière accusant François-Marie Banier d’avoir extorqué de l’argent à sa mère, propriétaire de L’Oréal. Liliane Bettencourt, qui n’était pas citée par sa fille dans sa plainte, s’est constituée partie civile à ses côtés. Mais avec le désir d’empêcher le procès, puisqu’elle récuse la démarche de sa fille. Selon les enquêtes menées par différents journaux, s’appuyant sur des sources à la brigade financière, François-Marie Banier aurait reçu ou devrait au total recevoir (par le biais d’un contrat d’assurance-vie) entre 450 millions et 700 millions d’euros [1]. En ajoutant des frais de succession estimés à 250 millions d’euros (touchés par le fisc), on arrive au fameux milliard d’euros qu’aurait donc dépensé Liliane Bettencourt pour François-Marie Banier. Toute la question étant de savoir si ces sommes ont été librement données par la milliardaire, ou si le photographe a abusé de sa présumée faiblesse.

Georges Kiejman souhaiterait que ce procès n’ait pas lieu. Il démarre sur les chapeaux de roue : « Le tribunal ne pourra pas rendre ses conclusions dans un cadre équitable. » Il rappelle que tant les textes juridiques français que les traités supra-nationaux auxquels la France a adhéré font du procès équitable une obligation. Le raisonnement me paraît un poil longuet, et je ne vois pas l’intérêt de citer la Convention européenne des droits de l’homme pour préciser que le procès doit avoir « lieu devant un tribunal indépendant et impartial » — cela va de soi, non ?

Maître Kiejman évoque la « responsabilité qui pèse sur les épaules d’un vieil avocat » qui se doit de demander : « à quoi bon délivrer un principe si fortement si aucune conséquence n’en est tirée ». Certes... Puis, surprise : il aborde l’affaire dite du « compte bancaire de Nicolas Sarkozy » de l’été 2009. La présidente PrévostDesprez avait décidé de « surseoir à statuer » dans cette affaire de piratage de comptes en banque où le président s’était porté partie civile [2]. La présidente avait considéré que le « principe d’égalité des armes » n’était pas assuré, Nicolas Sarkozy ne pouvant en aucun cas être jugé devant un tribunal durant son mandat. (On se souvient que cette décision tombait très mal pour le président : peu avant le début de l’affaire Clearstream, cela aurait pu servir aux défenseurs de Dominique de Villepin pour arguer que dans cette affaire non plus l’égalité des armes n’était pas assurée. Devant la cour d’appel de Versailles, ce premier jugement avait été annulé.) Quel est le lien entre cette ancienne « procédure d’apparence anecdotique » (dixit l’avocat) et l’affaire actuelle ? La réponse finit par arriver : « Un certain nombre de circonstances dans des affaires sensibles ont pu apparaître comme prises avec la volonté systématique de donner une leçon au parquet de Nanterre et plus particulièrement à son chef. » Comprendre le procureur Philippe Courroye, considéré comme un proche de Nicolas Sarkozy. Et dont les relations avec Isabelle Prévost-Desprez sont en effet exécrables. « À partir d’un conflit limité à deux personnes, on a vu naître un climat détestable », notamment dans les affaires « dites sensibles, médiatiques ».

Georges Kiejman revient enfin à l’affaire Bettencourt. D’abord en évoquant « l’expertise humiliante » ayant eu pour but de juger de l’état de santé de Liliane Bettencourt. Puis en citant le notaire de la milliardaire, qui a affirmé que « madame Bettencourt a toujours su ce qu’elle faisait » lors de ses donations à François-Marie Banier et a rappelé que « si les sommes sont très importantes, elles ne représentent qu’une toute petite partie de ses revenus ». Georges Kiejman s’en prend ensuite à son confrère Olivier Metzner, avocat de Françoise Bettencourt-Meyers. D’abord en le reprenant sur un argument cocasse : ce dernier avait dit de Liliane Bettencourt qu’elle n’avait plus toute sa tête parce qu’un soir, à l’Opéra, après s’être assoupie, elle s’était brusquement réveillée en demandant « ses pantoufles ». Kiejman : « Que celui qui ne s’est jamais endormi à l’Opéra jette la première pierre à Liliane Bettencourt ! » Rires de la salle ; l’avocat n’en reste pas là : « J’en profite pour dire à maître Metzner, qui a déclaré que mes conclusions relevaient de “l’agitation intellectuelle”, que c’est un état dans lequel il ne risque pas de tomber ! » Nouveaux rires, y compris chez les avocats de François-Marie Banier. Maître Kiejman continue sa plaidoirie sur la cliente d’Olivier Metzner : « Madame Bettencourt-Meyers ne subit aucun préjudice matériel », puisque la plus grande part de la fortune de Liliane Bettencourt a déjà été transmise à sa fille : « En réalité, la vraie milliardaire, c’est madame Meyers ! » Kiejman souligne que cette dernière ne demande qu’un euro symbolique en réparation, puis il cite une lettre de Liliane Bettencourt à sa fille, qui lui avait écrit peu de temps auparavant pour lui redire son « affection » : « Comment concilier cette affection avec la véritable persécution judiciaire que tu m’infliges ? », « La tranquillité de ta mère n’est perturbée que par toi », « C’est toi et... » Petit moment de flottement... Il n’arrive pas à lire les mots suivants. Son assistante se lève, regarde la feuille, lui souffle la suite. « C’est toi, et pas moi, qui as voulu ce procès indigne. »

« Maître Metzner, vous avez la parole. » Olivier Metzner, qui défend la fille de Liliane Bettencourt, s’interroge : « Pourquoi refuser que le procès ait lieu ? Liliane Bettencourt n’est pas jugée. » Kiejman lui coupe la parole : « Mais si, je suis partie civile ! » Metzner reprend : normalement, une partie civile est victime d’une infraction. Or là, on a « une partie civile qui dit : je suis victime, mais il n’y a pas d’infraction ». Kiejman : « Je ne suis victime de rien ! » Metzner : « C’est original... » Comme ils ne cessent de se chamailler, la présidente intervient : « Ces échanges sont un peu vains. » Kiejman sourit : « Comme quoi, il n’y pas qu’au tribunal qu’il y a des tensions. » Metzner reprend, utilisant un « on » un rien méprisant pour désigner la défense de Liliane Bettencourt : « On ne plaide pas, on accuse le tribunal, on accuse la présidente. On critique le zèle — le mot est utilisé page 5 des “écritures” de mon confrère. » C’est à dessein qu’il utilise le mot « écritures » plutôt que « conclusions » ; Kiejman ne peut s’empêcher de sourire.

J’aime bien la façon de parler d’Olivier Metzner, par vagues successives, il n’articule pas toujours bien, on perd des bouts de phrases en route, mais comme il procède par accumulation on s’y retrouve toujours ; tout est en faux-rythmes, les blancs arrivent en milieu de phrase, c’est assez déroutant mais ça fonctionne. « Pourquoi une partie civile volontaire que je n’ai jamais citée conclut-elle non pas contre le prévenu mais contre l’autre partie civile ? » Ironique : « C’est vrai que le temps d’une fausse partie civile est plus important que le temps d’une vraie. »

La parole à la procureure, Marie-Christine Daubigney, un peu lasse : « C’est la troisième fois qu’on a une audience de procédure. » Elle rappelle que dès la première audience, le 3 septembre 2009, elle avait requis que Françoise Bettencourt-Meyers était « irrecevable à se constituer partie civile ». La seconde fois, le 11 décembre, « j’ai redit que madame Bettencourt-Meyers n’était pas recevable à se constituer partie civile ». En gros, Kiejman a raison : le parquet (c’est-à-dire la procureure, qui travaille sous l’autorité de Philippe Courroye) a toujours eu un avis opposé au tribunal. Et, aujourd’hui, « Liliane Bettencourt, une partie que je ne saurais qualifier, vous demande de vous dessaisir au profit d’une nouvelle juridiction ». Fataliste : « À quoi bon disserter sur ces questions ? De toutes façons, le tribunal va statuer. » La procureure se rassied. C’est ce qu’on appelle le service minimum.

Parole à la défense, et à maître Hervé Temime, qui parle fort, à toute allure. « Dans ce procès, on oublie un peu François-Marie Banier. C’est lui le prévenu. » Durant les précédentes plaidoiries, à deux reprises, François-Marie Banier a écrit un petit mot sur une page de carnet, l’a déchirée, l’a passée à ses avocats. L’un de ces mots est-il à l’origine de la phrase suivante : « J’aimerais demander à maître Metzner, à la demande de François-Marie Banier, de cesser de l’insulter dans les médias » ? Puis, à propos de la plaidoirie de Kiejman : « Maître Kiejman a eu raison de dire ce qu’il pensait au tribunal. Il faut toujours dire ce qu’on pense au tribunal. » Puis : « Ce que nous lisons sur les rapports du tribunal avec le siège est inquiétant. Mais je suis incapable de faire le moindre procès d’intention à votre tribunal. Si je pensais que vous alliez condamner François-Marie Banier pour déplaire au parquet, je ne serais pas là » ; « François-Marie Banier veut être jugé. Il pourrait essayer d’éviter le procès, mais il veut être jugé. Il est temps de cesser de perdre du temps. » Du temps, il n’en perd pas : « Je vous dis à bientôt. Je suis pressé que le tribunal statue. »

Le tribunal, c’est-à-dire la présidente et les deux juges qui l’accompagnent, se retire pour délibérer. À l’entrée de la salle, maître Metzner et maître Kiejman se parlent, mi-figue mi-raisin. L’un des deux (mais lequel ? ils sont dans mon dos) : « On n’est pas fâchés. » Quelqu’un évoque un déjeuner de réconciliation. Kiejman : « Comme c’est moi le plus âgé, c’est moi qui régalerai. » Hervé Temime passe devant eux. Kiejman lui lance : « Finalement, c’est toi le vieux sage. » Temime, sèchement : « Voilà. » Retour des juges, qui déclarent : « Le tribunal joint les incidents au fond » — c’est-à-dire que la demande de maître Kiejman sera examinée pendant le procès, qui aura lieu à partir du 1er juillet à 9h30, sur quatre jours. Courte discussion pour savoir si tous les témoins doivent être présents à 9h30 le premier jour. La séance est levée. Devant la salle commence le bal des avocats, disciplinés, pour parler aux journalistes. En premier, Olivier Metzner, qui a gardé sa robe d’avocat. Hervé Temime passe, un journaliste l’attrape par le bras, lui demande d’attendre — il est déjà en civil. Il lance une phrase destinée à être reprise par les médias : « Il faut pouvoir juger, pour que cessent les polémiques ! » Enfin Georges Kiejman, un sourire gourmand aux lèvres, prend la parole devant les caméras.

Je m’éloigne, et le hasard fait que je me retrouve à nouveau dans l’ascenseur avec François-Marie Banier et ses avocats. Hervé Temime est au téléphone, visiblement agaçé par son interlocuteur. François-Marie Banier, d’une voix douce : « Moi, je ne comprends rien. » Un de ses avocats lui sort une formule grandiloquente, dont je me demande si elle est prononcée à mon intention ou si elle correspond à sa façon habituelle de lui parler : « Tu pourras enfin t’expliquer à l’audience, que cessent tous les mensonges ! » Arrivés en bas, ils se font prendre en photo. Je m’en vais. Garées sur le côté du tribunal, j’aperçois deux berlines aux vitres fumées. Je me demande si l’une des deux est la voiture de François-Marie Banier. Je retourne au RER. Je comprendrai bientôt mieux le peu d’empressement de la procureure et la plaidoirie laconique d’Hervé Temime : je découvre qu’une dépêche de l’AFP de l’avant-veille annonçait d’une part que maître Kiejman allait tenter de « remettre en cause l’impartialité du tribunal », d’autre part que « le procès a été repoussé au début du mois de juillet, sur quatre jours et non deux comme prévu au départ ». C’est dans cette dépêche qu’Olivier Metzner expliquait ne voir que « de l’agitation intellectuelle dans l’initiative de son confrère ». Ainsi tout était écrit d’avance. Seul Georges Kiejman jouait donc une partition ce jour-là, plus pour la forme que pour le fond — tout le monde dans la salle, sauf moi, sachant que cette audience ne comptait que pour du beurre. C’était mon premier procès : je me sens un peu volé.

NOTES

[1] Voir le décompte précis de Capital, avril 2010.

[2] Voir Le Tigre, vol.33, septembre-octobre 2009, p.57.

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