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Cancer pour tous

Am-stram-gram, pic et pic et colégram

Cancer pour tous

Cancer pour tous
Mis en ligne le samedi 1er mars 2008 ; mis à jour le mercredi 21 mai 2008.

Publié dans le numéro VIII (mars-avril 2008)

Dans le métro parisien, contrairement au poncif, l’humeur n’est pas forcément morose. Ce n’est pas la franche rigolade non plus. C’est juste la quotidienneté de la vie. Dans les wagons, les quelques publicités éparses semblent dérisoires face aux affiches géantes des stations. L’immobilier, les méthodes de langue et les matelas, allez savoir pourquoi, trustent les panonceaux latéraux. Lorsqu’on lève la tête vers les néons, c’est plutôt un magazine féminin ou un SOS Malus qui nous salue d’habitude, et dans le fond, les sempiternels concours de poésie contemporaine où les gagnants font des jeux de mots à deux francs six sous. Bref, le temps passe et on ne s’attend pas à grand-chose. Autant dire que lorsque, en levant la tête, on aperçoit cette publicité qui pendouille du plafond (dans le langage technique, on appelle ça un oriflamme), on se pince. Mais non. Il y a bien écrit : « Dans cette rame, 1 personne sur 2 sera atteinte d’un cancer au cours de sa vie ». Ils ont écrit « 1 sur 2 », en chiffres, pour que ce soit plus facile à comprendre. Dans la rue, un bus passe : « Dans ce bus, 1 personne sur 2 sera atteinte d’un cancer au cours de sa vie ». Vous pensiez vous en sortir en ne prenant pas les transports en commun ? Il suffit de se promener sur le web : « 1 internaute sur 2... » D’allumer la télé : « Dans votre famille, 1 personne sur 2 sera atteinte d’un cancer au cours de sa vie. » D’aller au cinéma ; l’écran annonce : « Dans cette salle de cinéma, 1 personne sur 2... » Ou d’ouvrir un magazine : « 1 lecteur sur 2 sera atteint d’un cancer au cours de sa vie. »

Vite, aller sur le site de l’Institut Curie voir comment ils justifient une telle publicité. L’expression « 1 personne sur 2... », comment l’ont-ils trouvée, leurs scientifiques ? Puisqu’on ose espérer que c’est « scientifique ». Voilà. Accrochez-vous, lecteurs statisticiens - vous êtes notre planche de salut, puisque les publicitaires savent bien que pour le quidam, l’assertion scientifique est parole d’évangile et que personne ne sera en mesure de vérifier les chiffres : « La formule «1 personne sur 2...» Peu usitée, elle a été validée par le Service de Biostatistiques de l’Institut. Voici le cheminement qui a conduit à vérifier cette affirmation : d’après le rapport de la Commission d’orientation sur le cancer de janvier 2003 (p. 29), le cancer est responsable en France de 1 décès sur 3 chez les hommes et de 1 décès sur 4 chez les femmes. Donc 33% des hommes et 25% des femmes meurent de cancer, c’est qu’au moins 33% des hommes et 25% des femmes en ont été atteints... Et si on considère les rapports, nombre de cas incidents sur nombre de décès annuels (sources Remontet 2000), ce « bilan » sur une année serait un assez bon reflet de la proportion de survivants. Ce ratio était en 2000 de 161 000/ 92 000 (1.75) chez l’homme et de 117 000/57 000 (2.05) chez la femme. Traduction : chaque année, il y a deux fois plus de femmes chez qui est diagnostiqué un cancer, que de femmes qui en meurent. Cette nouvelle estimation donnerait alors, en multipliant la mortalité par ce ratio : 33% x 1.75 = 58% des hommes et 25% x 2.05 = 50% des femmes. Compte tenu du sur-diagnostic de cancers de la prostate chez l’homme et du nombre élevé de cancers du sein chez la femme, on peut dire qu’une personne sur deux sera atteinte au cours de sa vie. »

 

 

 

 

 

Dans le dossier de presse, que lit-on d’autre, que la publicité ne nous dit pas ? Une bonne nouvelle. « «Par une campagne de communication forte et responsable, nous avons décidé d’afficher publiquement ce message. Ce chiffre, qui a de quoi effrayer, correspond à la réalité. La bonne nouvelle, c’est que les traitements sont de plus en plus efficaces et que les progrès de la recherche sauvent de plus en plus de vies. Aujourd’hui plus de 50% des malades guérissent. C’est une avancée considérable, mais ce n’est pas suffisant», explique le Pr. Claude Huriet, président de l’Institut Curie. »

On continue. « Dire pour informer et donner espoir. » Ah ça c’est sur, le mot espoir n’a jamais été mieux employé. « Cette campagne, qui sera diffusée à partir du 20 octobre 2007 dans les médias, rappelle de manière simple, mais directe, que le nombre de cancer croît en France. » Passons outre la formulation un brin condescendante (c’est simple, tout le monde peut comprendre) et l’illogisme de la phrase (l’opposition simple mais directe ne voulant rien dire : puisque ça n’aurait pu être « simple mais alambiqué »). Il y a plus grave : cette campagne, nous dit-on, rappelle que le nombre de cancer croît. Ah bon ? Juste au motif que le chiffre avancé semble effrayant ? Qui nous dit qu’il y a un siècle, on n’aurait pas lu : dans cette cariole, 2 personnes sur 3 auront un cancer au cours de leur vie ? et plus loin, dans cette locomotive à vapeur, 2 personnes sur 3 auront un cancer... ? On ose espérer que l’Institut Curie attache plus d’importance à la rigueur scientifique dans ses recherches que dans ses communiqués de presse. Parce que là, c’est du grand n’importe quoi. Et ça continue : « Si l’Institut Curie prend aussi fortement la parole sur ce sujet, avec la volonté d’interpeler l’ensemble de la société, c’est avec la conviction qu’il est de sa responsabilité, en tant que premier centre français de recherche et d’innovation en cancérologie, d’informer le public et de rappeler l’urgence de la situation. Les cancers constituent, plus que jamais, un des fléaux du XXIe siècle. » Encore une belle phrase de publicitaire comme on les aime. ça rappelle les débuts de dissertations de collège. Allons-y pour le fléau du XXIe siècle, qui n’a que sept ans, le pauvre, et cela plus que jamais. C’est sûr qu’à une autre date, le cancer aurait eu du mal à être un des fléaux de notre époque.

Et c’est reparti pour un tour de rigolade. « Redonner de l’espoir aux personnes atteintes est une des priorités quotidiennes de l’Institut », mmoui, c’est sûr, ça redonne espoir quand on a un cancer de se dire qu’on est pas seul, quel réconfort ! « mais rappeler l’ampleur de ce défi constitue, plus que jamais, une nécessité. L’appel à la responsabilité de tous est une invitation à agir de diverses manières pour soi-même et dans l’intérêt de tous. Agir en adoptant des comportements de prévention, privilégier un mode de vie sain, limiter la consommation de tabac et d’alcool. Agir en suivant les conseils de dépistage. Agir en soutenant la recherche ». Voilà où l’Institut veut en venir : c’est un appel à la responsabilité. Quand on sait le rôle des affects psychologiques dans le maintien des défenses immunitaires du corps, on se dit que l’Institut Curie a comme un problème : plutôt que de soigner les malades, il dit aux bien-portants qu’ils vont tomber gravement malades. À croire que tel le docteur Knock, il n’est pas mécontent de trouver de nouveaux patients. Quoi qu’il en soit, le chèque de « soutien à la recherche » qui va servir à financer leur prochaine campagne de publicité, ils peuvent l’attendre.

Enfin c’est l’occasion de se réindigner une fois de plus [cf. Le Tigre mensuel volume I, avril 2007, page 28] sur les méthodes de marketing à but dit humanitaire. On avait évoqué les absurdes « toutes les x secondes, x personnes meurent de... ». Dans son numéro de novembre 2007, Que choisir ? attaque à son tour [Erwan Seznec, « Bons combats, mauvais chiffres »] la spirale qui conduit des ONG à enfler les chiffres dans leurs campagnes d’appels aux dons, au terme d’une « compétition macabre » pour être la « première cause de mortalité dans le monde ». Quant à savoir si 1 personne sur 2 des médecins de l’Institut Curie auront un cancer, de même que 1 personne sur 2 de l’équipe de publicitaires de l’agence McCann Paris qui a conçu cette merveilleuse campagne en deux phases : « phase d’interpellation - ALERTE - 1 personne sur 2 ... Phase de mobilisation - CONTENU - sur un site internet spécial www.curie.fr/campagne2007 », rien n’est moins sûr. Regardez leur autre campagne : c’est comme les handicapés, ils n’ont pas les mêmes places de parking. Nul doute que le médecin et l’expert sont immortels, eux.

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