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Leaders du monde musulman à l’affiche

Leaders du monde musulman à l’affiche

Leaders du monde musulman à l'affiche
Mis en ligne le mardi 4 janvier 2011.

Publié dans le numéro 05 (10-23 avril 2010)

Le monde musulman — du Maroc au Pakistan et au-delà — est bruissant d’images de leaders, de chefs d’État, de héros et de martyrs. Ces portraits appartiennent au registre des chromos populaires où se retrouvent les motifs de la propagande politique et les symboles religieux. De format rectangulaire (généralement 30 x50 cm, mais on en rencontre de plus grandes), ces images sont vendues moins d’un euro sur des éventaires en plein vent au bazar, près de la grande mosquée du vendredi ou chez les marchands de journaux, parfois suspendues par des pinces à des cordelettes fixées entre deux arbres, en attendant d’être affichées dans les boutiques du marché, dans les locaux des partis politiques ou les bâtiments officiels, à moins qu’elles ne décorent les chambres d’hôtes des notables ou la lunette arrière des transports publics. Le nom de l’éditeur, plus rarement celui de l’artiste, figurent au bas de l’image. Les moyens mis en œuvre et le langage iconographique sont conservateurs, inspirés des magazines illustrés et des médias de masse ; ils allient une technologie hypermoderne à l’emploi de motifs décoratifs, tels que les fleurs et guirlandes — les fleurs pouvant évoquer le sang des martyrs comme la perfection des grands — et de motifs tirés de l’actualité politique et guerrière. Dans cette imagerie destinée à un très vaste public et plus particulièrement à la classe moyenne urbaine, le style est délibérément composite, mêlant la photographie retouchée à d’autres techniques graphiques. Face à la tradition iconophobe, à vrai dire toute relative, et à l’interdiction, relative elle aussi, de la représentation d’êtres animés en islam, on ne peut qu’être frappé par l’extraordinaire richesse iconographique présente dans l’espace public de pays tels que le Maroc, l’Égypte, l’Iran et le Pakistan. En revanche, l’Arabie saoudite et plus encore l’Afghanistan des talibans sont réfractaires aux images — ce dernier pays ayant retrouvé aujourd’hui son exubérance colorée. Les portraits dont nous donnons ici quelques exemples appartiennent à des ensembles centrés autour d’un personnage, d’une famille célèbre ou d’une cause, qu’il s’agisse de Nasser, de Saddam Husayn, de la famille Bhutto ou des chefs de la résistance afghane. Ces personnalités sont dépeintes en arrangements complexes, entourées d’attributs divers, pieux et guerriers, dans un décor évoquant les combats. D’autres présentent une figure sur fond uni, portrait schématique qui représente la quintessence de la force. À la différence de nos affiches politiques, ces images semblent imposer des personnages réunissant sur leurs personnes l’évidence d’une « élection » unanime — et comme surhumaine. Champs et figures sont peints par aplats ; il n’y a ni souci des proportions, ni respect de la perspective. Seule compte l’impression de puissance d’un être hors du commun, que renforcent le cumul des signes et la vivacité des couleurs. Tout concourt à l’exaltation de l’Élu.

 

 1. ZAHER SHAH, roi d’Afghanistan (1933-1973), en uniforme militaire. En haut, les inscriptions : « la guerre d’Afghanistan », « Sa Majesté le roi Zaher Shah d’Afghanistan » ; à gauche, l’emblème de l’Afghanistan.
Signé : Sarwar Khan, Lahore
Acquis à Kaboul en 1990 34 x 48 cm

 

Une partie des portraits est à l’intersection du politique et du religieux et adresse un message implicite ou explicite (puisqu’il arrive que l’image comporte un énoncé écrit) à la communauté des croyants. Les emblèmes et monuments religieux produisent un effet de légitimation fondé sur l’attachement partagé aux valeurs de l’islam, et le héros portraituré apparaît tout naturellement comme leur protecteur. D’autres portraits jouent sur le registre nationaliste, comme ceux de ZAHER SHAH [1] ou de MOHAMMAD DAOUD [2]. Ce dernier s’impose par l’évidence massive et presque caricaturale de son costume et de ses traits. Zaher Shah porte l’uniforme du commandant en chef, tout comme SADDAM [4] et ZIA UL-HAQ [6]. Nasser est représenté en pèlerin de La Mecque [7], alors que le clan BHUTTO [9] se donne à voir en la triple présence d’une famille célèbre. La plupart de ces images sont polysémiques. Ainsi, celle de Saddam Husayn suggère l’autorité du commandant par son uniforme et le décor guerrier, l’attachement à l’islam par l’attitude de la prière, la reconquête de Jérusalem par la mosquée du Rocher et la souveraineté de l’État par le drapeau iraquien. Les variantes de chacun de ces portraits sont potentiellement illimitées ; leur génération quasiment infinie dans un décor chaque fois différent, ou la présence multiple du même personnage dans la même image, tels MASSOUD [10] ou BEN LADEN [5], sont à mettre en relation avec le fait qu’aucune de ces représentations n’épuise les multiples potentialités du héros. Le dirigeant-leader-héros apparaît en effet comme une somme de signifiés virtuels, un cumul de qualifications, d’aptitudes et de positions statutaires : chef d’État, pèlerin, défenseur de la foi, chef de guerre, voire martyr… Ces références, en convergeant, expriment la complexité des idéaux nationaux ou supranationaux qu’ils incarnent. Les variantes et cumul d’attributs expriment la résolution des oppositions : entre le civil et le militaire, le national et le religieux, la modernité et la tradition, le profane et le sacré. À la différence du portrait photographique officiel, reflet figé dans un temps et une scène uniques, ces portraits construits et recomposés, enrichis d’une pluralité de symboles et d’attributs, jouissent de la force expressive conférée par un extraordinaire métissage iconographique et stylistique. Trop souvent dépréciées en Occident comme des spécimens d’un art de masse ou comme un phénomène kitsch, ces images de personnalités politiques sont ici réinterprétées dans un langage figuratif qui suscite émotion et adhésion.

 

 

 2. Le prince MOHAMMAD DAOUD, président de la République d’Afghanistan de 1973 à 1978.
Signé : Aim Eshaq
Acquis au Pakistan en 1988 28 x 35 cm
 

 

3. L’IMAM KHOMEYNI, guide suprême de la Révolution islamique d’Iran de 1979 jusqu’à sa mort en 1989, avec à droite ALI KHAMENEI, successeur de l’imam Khomeyni depuis 1989, actuellement en fonction, et à gauche MOHAMMAD KHATAMI, président de la République islamique d’Iran de 1997 à 2005.
Acquis à Téhéran en 1998 50 x 35 cm
 
 
 
 4. SADDAM HUSAYN, président de la République d’Irak entre 1979 et 2003, en train de prier sur fond de mosquée d’Omar à Jérusalem. Un chasseur F16 irakien survole la scène. À droite flotte le drapeau irakien. De part et d’autre, des blindés de modèle russe T72.
Signé : AMIN — Acquis à Quetta en 1993 ; 33,2 x 50,5 cm
 
 
 
 
5. OSAMA BEN LADEN, « moudjahid de l’islam », représenté à trois reprises, brandissant une kalachnikov, sur fond de guerre terrestre et aérienne.
 Acquis à Quetta en 2001 ; 30 x 45,5 cm
 
 
 
 
 6. Affiche électorale de NAWAZ SHARIF (à gauche), premier ministre du Pakistan à deux reprises (1990-1993 ; 1997-1999), placé avec un autre homme politique sous le patronage de feu le général ZIA UL-HAQ, président du Pakistan de 1978 à 1988, « martyr » mort dans l’explosion en vol de son avion en août 1988, ce dont témoigne la présence de quatre anges portant la casquette du général sur un linceul. Acquis au Pakistan en 1990 ; 34,5 x 49 cm
 
 
 7. GAMAL ABD-EL NASSER, président de la République d’Égypte de 1956 à 1970, en tenue de pèlerin à La Mecque.
Acquis à Beyrouth en 1968 ; 34,6 x 49,7 cm

 

 8. HASSAN II, roi du Maroc, tenant d’une main le Coran et de l’autre un flambeau, se dresse au milieu de son peuple, de civils et de militaires qui agitent des drapeaux marocains, saoudiens et jordaniens. Les militaires reproduisent l’attitude des marines américains à la bataille d’Iwo Jima — bataille immortalisée par la photographie Raising the Flag on Iwo Jima prise par Joe Rosenthal le 23 février 1945. Acquis à Casablanca en 1997 ; 39,7 x 59 cm

 

 9. La famille Bhutto : ZULFIQAR ALI BHUTTO, président (1971-1973), puis premier ministre (1973-1977) du Pakistan, renversé par Zia ul-Haq puis exécuté ; son épouse Nosrat Bhutto ; leur fille BENAZIR BHUTTO (1953-2007), premier ministre du Pakistan entre 1988 et 1990 puis entre 1993 et 1996, assassinée le 27 décembre 2007.
Acquis au Pakistan en 1986 ; 34 x 48 cm

 

 

10. Image composite comprenant de gauche à droite et de haut en bas : le roi AMANULLAH d’Afghanistan (1919-1929), la mosquée de Mazar-i Sharif, la calligraphie de la profession de foi, SAYYAF, leader d’un parti islamiste de la résistance, les présidents afghan DAOUD (1973-1978) et pakistanais ZIA UL-HAQ (1924-1988), et le COMMANDANT MASSOUD (1956-2001), représenté deux fois. De nombreuses images de la résistance afghane au régime communiste associent chefs d’État afghans et pakistanais et leaders de la résistance, manifestant l’unité de combat contre le régime communiste et les Soviétiques. On notera, sous la mosquée de Mazar, le motif des marines à Iwo Jima — reprenant la célèbre photographie de Joe Rosenthal ; ici, l’uniforme des marines est devenu celui de soldats pakistanais.
Signé : SARWAR KHAN, Lahore ; Acquis à Quetta en 1993 ; 50 x 35 cm

 

Bibliographie :

Pierre Centlivres, « Images populaires, motifs religieux et fonctions politiques dans le monde islamique contemporain », in : Bernard Heyberger et Silvia Naef, La multiplication des images en pays d’Islam, Ergon Verlag, 2003.
 

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