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Michel Butel : la presse à l’égal d’une œuvre

Michel Butel : la presse à l’égal d’une œuvre

Michel Butel : la presse à l'égal d'une œuvre
Mis en ligne le jeudi 6 mars 2008 ; mis à jour le mardi 2 juin 2009.

Publié dans le numéro VII (déc. 2007-fév. 2008)

À l’occasion du Salon de la Revue 2007, nous avions demandé à Michel Butel, le fondateur de L’Autre journal, de venir participer à une rencontre. C’était un dimanche, à l’heure du déjeuner : la salle était presque vide. Heureusement, il y avait un magnétophone. Voici quelques extraits.

Je ne sais pas trop quoi raconter à propos de la naissance de L’Autre Journal, parce que, si le journal était un peu spécial, la naissance l’a été aussi. Il y a des gens qui veulent être cinéastes, des gens qui veulent être peintres, et dans l’enfance, carrément dans l’enfance, j’ai décidé que j’écrirais - des livres - et que je ferais un journal. Ce n’est pas du tout lié à quelque expérience de presse que ce soit, à quelque parcours universitaire ou aventure ou péripéties dans la vie. C’était vraiment, d’aussi loin que je me souvienne, l’émotion à lire les journaux, en particulier les journaux quotidiens dans ma première enfance, qui était juste après la guerre. Et voilà... Je mettais la presse, et je mets toujours la presse - je conçois que ça soit assez bizarre, et peut-être avec les années qui passent de plus en plus bizarre, vu ce qu’est devenue la presse ou ce qu’elle persiste à être - à l’égal d’une œuvre. Je pensais et je pense encore qu’un journal peut être beau et avoir l’importance, pour ceux qui le font comme pour ceux qui le lisent, qu’ont les œuvres d’art, les films... C’est ce que j’avais sous les yeux quand je lisais la presse, qui était incomparablement plus belle, plus sérieuse, et plus digne en tous les cas, il y a quelques décennies qu’elle ne l’est maintenant, en France en particulier.

Ce n’était pas forcément une opinion très répandue, il était donc pour moi très difficile d’en parler, et très difficile de penser que je convaincrais jamais soit des amis de le faire avec moi, soit des personnes plus fortunées que mes éventuels amis, de m’aider à le faire. Plus tard, il y avait en France des évènements politiques singuliers, comme la guerre en Algérie, etc., et à plusieurs reprises, j’ai frôlé, j’ai cru, j’ai rencontré des gens très sympathiques, proches de moi, soit qui, dans l’exemple de période-là s’insoumettaient contre le pouvoir politique français, soit qui étaient marginaux par rapport à des organisations de gauche ou d’extrême gauche et en particulier par rapport au Parti communiste qui à l’époque était tout puissant, des gens qui avaient parfois des petits journaux militants à leur disposition ou qui animaient des petits journaux, et donc je pensais arriver à les convaincre de la proposition simple : ces petits journaux militants sont des tas de merde, oubliez tout ça, foutez ça à la poubelle, ça n’a jamais convaincu personne de quoi que ce soit puisque c’est laid et inepte, mais faisons un vrai journal, un journal qui soit beau, et qui puisse - même s’il a des positions politiques ou morales un peu spectaculairement différentes de ses proches ou supposés proches - toucher plus de lecteurs.

Et puis, donc, de fil en aiguille, les années ont passé, et il y a eu une occasion incroyable, une occasion presque voyou, une occasion totalement inattendue pour moi : on m’a proposé d’être rédacteur en chef d’un journal, d’un hebdomadaire de gauche, de m’occuper de la partie culture. Puis cet hebdomadaire a sombré, et les actionnaires de ce journal ne voulaient pas qu’il s’arrête complètement. Alors j’ai proposé de faire un mensuel, j’ai proposé - avec une chance sur un million presque - de faire un mensuel avec ce journal qui allait cesser d’être en kiosques. Et la proposition a été acceptée...

Je n’étais déjà plus tout jeune, il y a plus de vingt ans, j’étais absolument persuadé que je ne ferai jamais le journal dont je rêvais, qu’il n’existerait jamais : j’en avais d’ailleurs plus facilement convaincu mes proches de que de son existence éventuelle. Il aurait fallu un héritage - j’en n’avais pas en perspective -, il aurait fallu je ne sais pas quoi, c’était impossible, c’était inimaginable, et ça a eu lieu. Alors, c’est pour ça que quand je dis que les conditions de naissance de L’Autre Journal sont tout à fait spéciales, c’est que j’ai pu faire absolument ce que je voulais, c’est-à-dire un journal sans journalistes, en tout cas au départ. Je l’ai fait avec mes très proches, les gens qui étaient vraiment les plus liés à moi, une jeune femme qui était philosophe, un ami qui ne faisait rien du tout, un troisième qui était écrivain, et puis en demandant pour l’essentiel à des artistes et écrivains d’y participer, en tout cas pas à des journalistes.

Pourquoi pas à des journalistes ? C’est peut-être ça la seule chose importante de toutes ces années... Évidemment il y a des vrais journalistes, on en a tous des exemples : ça arrive de lire dans des journaux, même si c’est rare, des textes qui sont bons. Mais... Supposons qu’on a tous en tête un fait divers, le même fait divers, un crime abominable, entre guillemets abominable, comme il y en a à peu près tous les jours à la télévision, à la radio, dans la presse, et comme il y a aussi dans les livres et au cinéma, comme il y en a parfois dans la peinture. Or ce fait divers, selon qu’il est dans un film de Scorcese ou dans un livre de Dostoïevski, vous le lisez, vous le voyez au cinéma, vous le voyez au théâtre, et il vous touchera considérablement, évidemment vous penserez qu’il est arrivé dans la famille, dans la famille humaine, dans votre famille. Je prends cet exemple, je pourrais prendre n’importe lequel, ça pourrait ne pas être un fait divers. Et si ce même fait divers, vous le lisez d’abord - ce qui est malheureusement souvent le cas - en premier dans la presse, votre journée est foutue. Vous êtes totalement démantelé par la bassesse, la grossièreté, la vulgarité, l’ignominie même de ce qui est rapporté et par la façon dont c’est rapporté. C’est-à-dire que si vous lisez pour prendre un exemple dans Libération, vous êtes en instance de vous foutre une balle dans la tête, tellement c’est abominable de lire ça, rapporté de cette façon-là. Et c’est à peu près le cas pour chacun des journaux. Et c’est à peu près le cas de chacune des activités humaines rapportées par chacun des journaux. Donc ce n’est pas tout à fait pareil d’être un artiste ou un écrivain, ou d’être un journaliste.

Il se trouve que la profession de journaliste - qui était encore l’objet d’énormément de vocations juste après la fin de la deuxième guerre mondiale où sont nés et où ont coexisté un nombre considérable de journaux - est maintenant sinistrée : plus personne. Et je persiste et signe, par rapport à cette histoire de faire un journal, ou de ne pouvoir faire un journal que s’il est animé, écrit, par des artistes, des écrivains, parfois des philosophes - les philosophes étant pour moi des artistes.

Les journaux prétendent informer, est-ce qu’on peut prétendre qu’on informe ? et de quoi informe-t-on ? et comment informe-t-on ? Sans émotion ? Est-ce que, lorsqu’on dit il s’est passé telle chose à telle heure à tel endroit, on informe ? Je crois que le type qui présente le journal télévisé par exemple, ou l’éditorialiste de Libération ou du Monde, qui dit qu’il y a eu un attentat avec 175 morts sur le marché à Bagdad, il n’y a pas une personne qui ait été informée par ce qu’il a écrit ou dit. Ou peut-être son fils, mais sinon je ne vois pas qui. Je crois que c’est illisible, ce qu’il y a marqué là, on ne le lit pas. Pour qu’on entende quelque chose, pour qu’on lise quelque chose, pour qu’on soit informé, je crois qu’il faut que ça passe par la médiation de l’art, de la beauté, du scandale, d’une infraction quelconque à ce qui est la loi, à la parole dominante dans une langue. Simplement si on poursuivait cette histoire, si on prenait dans cette information ce qu’ils ont voulu faire, le spectaculaire, c’est-à-dire le nombre de morts : « Le nombre de morts », c’est comme un sketch comique. Parce que si vous prenez le titre du Monde - le truc neutre total - « Attentat sanglant sur un marché à Bagdad : 175 morts. » Vous remplacez par « 3 morts ». Vous remplacez par « 700 morts », « 4 000 morts ». Ça ne veut littéralement rien, mais rien, rien dire. Les chiffres se succèdent, vous n’en avez aucune intelligence. Ça n’est pas lisible. Ça n’est pas que ça ne veut rien dire, c’est que vous ne lisez pas les chiffres. C’est 3 ou c’est 175 ou c’est 700 ou c’est 2 000. Et si on poursuivait, ce qui serait vraiment salubre, l’expérience jusqu’à dire : « L’attentat 175 morts sur un marché à Bagdad », on passe des chiffres aux lettres, et on dit « à Kaboul », non, c’est à Téhéran, c’est ailleurs, c’est en Amérique du Sud, etc. C’est illisible. Dans nos pensées, consciences, moyens de réflexion, moyens d’appréhender le monde dans lequel on vit, décisions à prendre, dans tous les domaines, qui concernent nos vies privées ou même dans nos soi-disant vies citoyennes ou publiques : rien. Absolument aucun écho. C’est totalement irréel. Virtuel même, beaucoup plus que tout ce qu’on peut attribuer à la civilisation de l’internet. Les mots, les phrases, les considérations, et même les jugements, maintenant, ceux qui font la presse, ceux qui font des journaux, c’est : rien.

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