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Envoyé spécial dans mon ordi (avril 2011)

Envoyé spécial dans mon ordi (avril 2011)

Envoyé spécial dans mon ordi (avril 2011)
Mis en ligne le lundi 23 mai 2011.

Publié dans le numéro 004 (Avril 2011)

Logiquement, Google Street View devrait être l’outil du dépaysement. Quand on y pense, il est incroyable de pouvoir parcourir depuis son écran les rues de Londres, Melbourne, Kyoto, Anchorage ou Saragosse. Quand je dis parcourir, ce n’est pas regarder un pauvre diaporama, c’est vraiment les arpenter au sens propre du terme, c’est s’y diriger à son gré et à son rythme, c’est lever les yeux ou les baisser. Google Street View devrait exciter une curiosité, au moins touristique. C’est d’ailleurs un des usages vantés : voir la localisation précise de l’hôtel dans lequel on réserve ou, dernière innovation en date, les pistes des stations de ski. Peut-être des gens font-ils cela. J’y ai pratiqué pour ma part un tourisme moins utile. Déambuler dans une ville aimée. J’ai emprunté devant mon ordinateur quelques rues de Florence, j’ai longé l’Arno, passé le Ponte Vecchio mais me suis vite lassé. Parfois, il m’est arrivé de me projeter au hasard dans une ville inconnue, d’avancer dans une rue. Rarement plus de quelques minutes.

Ce qui me ramène à Google Street View, et m’y ramène régulièrement, relève de motivations tout autres. J’y retourne pour voir des lieux connus. Ma rue. Une rue qui n’apparaît que sur les cartes papier les plus récentes, mais qui est répertoriée par le site. Je l’emprunte dans un sens, puis dans l’autre. Je m’arrête devant les fenêtres de notre appartement, et je scrute. Les autres lieux sont ceux de mon enfance. Un pavillon bourgeois, où j’ai grandi, qu’on n’aperçoit que de loin parce que la voiture de Google n’a pas emprunté la petite rue qui y mène. Et la maison de grands-parents, récemment vendue après décès.

La question est évidemment : pourquoi sont-ce ces lieux qui m’attirent ? En ce qui concerne ma rue, la réponse est simple. J’essaie d’apercevoir l’intérieur de notre appartement, je tente tous les angles possibles, un reflet (naturel ou ajouté ?) m’en empêche toujours. Pas un meuble, pas une ombre. J’aimerais voir quelque chose d’intime. Pour pouvoir dire que c’est dingue les nouvelles technologies, que de l’autre bout du monde, on peut entrer dans mon salon, pour pouvoir reprocher à Google de contredire son pseudo-respect de la vie privée. Mais rien à faire, les vitres restent opaques. Ma petite paranoïa n’est pas alimentée. Je crois que je ne retournerai plus dans ma rue. En revanche, je retournerai devant les autres maisons. Parce que ce qui m’y mène est plus diffus que la quête d’une information. J’y vais par nostalgie. Dans un cas - la maison de mon enfance -, c’est la nostalgie d’un lieu que je n’ai pas revu, physiquement, depuis une quinzaine d’années. Les trottoirs n’ont plus la même forme, la végétation du voisinage a changé. Vu par les appareils de Google Street View, la rue de mon enfance ne ressemble en rien à celle dont j’ai gardé le souvenir. Elle est plus coquette. C’est troublant. Dans l’autre cas, c’est la certitude (question de date) que quand la photo a été prise, les grands-parents étaient encore vivants. Que c’étaient eux qui avaient ouvert les volets le matin où la voiture est passée, que si le jardin est si bien entretenu, c’est parce qu’ils y étaient passés quelques heures avant pour rectifier un bord de pelouse ou tailler un massif. Que l’ombre devinée à l’une des fenêtres est celle de l’un d’entre eux, regardant la rue comme font parfois les vieux. Cet état du lieu, qui n’existe plus, a été figé par Google. Jusqu’à ce que l’image soit réactualisée - et j’ignore à quel rythme Google a décidé de renouveler ses clichés -, pour le monde entier (bien qu’il s’en foute, évidemment, mais là n’est pas la question), cette maison sera habitée par des êtres chers.

Le constat est assez contre-intuitif : les nouvelles technologies peuvent engendrer des usages nostalgiques. Parce que le phénomène ne se limite pas à Google Street View. On le sait bien, Facebook peut avoir cette fonction. C’était un des usages du Yearbook américain (les photos des camarades de classe dans les écoles américaines, paraphés par les plus proches), le modèle sur lequel a été construit le site. Qui n’a pas cherché sur Facebook un ancien copain, une ancienne fiancée ? Je l’ai fait, évidemment. Pas du tout pour renouer une amitié - ou une amourette. Plus souvent par curiosité, un « qu’est-ce qu’il est devenu » laissé sans suite. Parce que c’est souvent décevant. L’information n’est jamais à la hauteur de ce qu’on attend, d’ailleurs, je ne sais pas très bien ce que j’attends. Ce qui m’a incité à recommencer, je veux dire à retourner voir le profil de la même personne quelques semaines après, ce n’est plus cette vague curiosité informationnelle. C’est pour retrouver ce que m’avait évoqué ce visage, pour ce qui est remonté à l’occasion, pour cette somme de petites sensations assez bas de gamme, il faut avouer, mais pas inintéressantes. C’est tout le succès de « Copains d’avant » et consorts. Il faudrait étudier les motivations de ceux qui s’y inscrivent. Il est fort probable que la constitution - reconstitution - d’un réseau soit très secondaire par rapport aux légers battements de cœur éprouvés au resurgissement d’un nom oublié.

Et puis il y a les sites de partage de vidéos. Youtube en tête. Combien de fois je me suis pris à visionner des vieux clips de chansons de mon adolescence. Des trucs un peu honteux. « Cargo de nuit », « Tout c’qui nous sépare », « When the rain begins to fall »... Et le site de l’INA. Combien sont ceux qui l’utilisent à des fins historiques et documentaires par rapport à ceux qui viennent y revoir des émissions aimées, qui viennent y entendre le générique de « Champs-Élysées » ou du « Village dans les nuages » ? Sans compter tous les sites qui sont entièrement consacrés à l’archivage de publicités des années 80, d’objets passés de mode et de fringues datées.

Qu’on soit bien d’accord. Je ne dis pas que le web ne provoque que des pratiques régressives. Elles sont sans doute minoritaires. Néanmoins, le web provoque aussi de tels usages. Et c’est étonnant. On peut y voir plusieurs raisons. D’abord parce le web, n’étant soumis à aucune autorité intellectuelle décidant de l’intérêt de ce qui y est consultable, est un des rares lieux où sont archivées les cultures populaires. Où puis-je retrouver un extrait d’émission pourrie ? Si je m’en souviens, ça doit être le cas de quelques autres, et parmi eux, il y en aura bien eu un pour l’avoir retrouvé et posté sur Youtube ou Dailymotion. Où puis-je retrouver l’album Panini de la Coupe du Monde 1982 qui a occupé plusieurs mois de ma neuvième année ? Aucune bibliothèque ne l’a archivé. Et bien, grâce au web, je peux le feuilleter. De même que Wikipédia, qui peut être faiblarde dans certains domaines, est imbattable en sport ou en musique pop, le web dans son ensemble est en passe de devenir le lieu de mémoire des cultures populaires. Or, par je ne sais quel mystère psychologique, ces éléments de culture populaires sont des réserves de petites nostalgies, plus que les grandes œuvres. Raison suivante, la consultation est le plus souvent individuelle, domestique, elle ne s’effectue sous aucun regard jugeant les désirs de régression momentanée. Et si ça ne s’arrêtait pas là, si l’Internet, n’étant pas encore soumis aux contraintes spatiales qui restreignent l’archivage matériel, voyait s’accumuler les couches de passé ? Imaginons que Google Street View soit encore consultable dans trente ans, imaginons qu’il soit possible d’y parcourir, non plus seulement notre rue telle qu’elle a été photographiée il y a quelques mois ou quelques années, mais notre rue il y a vingt ans. Avec ses voitures, ses passants. Imaginons qu’il en soit de même pour les réseaux sociaux. Un profil Facebook de vingt ans d’âge, les photos du profil vieillissant progressivement. Et si un jour, c’était l’Internet lui-même qui regardait derrière ?

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