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L’avenir du Tigre

L’avenir du Tigre

L'avenir du Tigre
Mis en ligne le dimanche 15 novembre 2009 ; mis à jour le vendredi 13 novembre 2009.

[Ce texte est l’éditorial du Volume 34, paru en novembre 2009.]

Le Tigre est mort, vive Le Tigre !
Car l’animal, tel le serpent dont il a les mues successives, tel le caméléon dont il épouse les couleurs changeantes, tel le zèbre dont il a la drôlerie et le graphisme audacieux, tel l’âne dont il a l’entêtement, tel l’ornithorynque dont il a l’aspect de bric et de broc ayant le don de provoquer chez 91,4% des primoarrivants la phrase « c’est quoi ce truc ? » (traduction journalistique : « quel est donc votre projet éditorial ? »), tel le renard dont il a la ruse redoublée de rage, et enfin tel le tigre dont il a la sauvagerie, votre Tigre donc, faisant fi des avis pourtant raisonnables du mouton, du canard et de la timide musaraigne, va changer une fois de plus de formule. Ce Tigre est le dernier de la forme dite Tigre-bimestriel-de-104-pages, forme lancée en 2008, après que Le Tigre eut été hebdomadaire en 2006 et mensuel en 2007.

Pourquoi, pourquoi, mais pourquoi ? s’écrieront les lecteurs récents en s’arrachant les cheveux et en se tordant les mains, aggravant subitement les chiffres de la dépression saisonnière, ces centaines de lecteurs qui viennent à peine de découvrir ce Tigre-là, avec ses cent quatre belles pages, ses longs dossiers, ses portfolios aux couleurs chatoyantes, ses rubriques multiples, son incroyable almanach. À ceux-là, nous répondrons :
Parce que, parce que, parce que ! Parce que Le Tigre est un journal artisanal (traduction pour certains : « avant-gardiste »), or qui dit journal artisanal dit que si l’artisan (en l’occurrence nous) en a marre de construire son énième magnifique petit cheval de bois, qu’il se dit « tiens, si je sculptais un chameau, là ? », hé bien, le désir de l’artisan prime. Le Tigre actuel, comment dire ? on commençait à le trouver trop beau, trop rodé, trop rubriqué. Trop ronronnant, notre Tigre. Pas assez de place pour de nouvelles idées formelles, pour des rubriques nouvelles, pour de nouveaux contributeurs, pour de nouvelles façons d’écrire... Un nouveau Tigre se profile donc dans la jungle des kiosques... qui, c’est dur à croire, lecteur, ne te jette pas encore dans le précipice ! sera tout aussi merveilleux que celui-ci. Alors, qu’est-ce qui va changer ? Presque tout, ou presque rien, selon le point de vue duquel on se place.

Presque rien, parce que l’esprit du Tigre, ce qui fait que le tigre est tigre, demeure : son absence de publicité, son insolence, sa rigueur, son graphisme alambiqué, son côté « oui on écrit petit et on vous emmerde, amis presbytes », son côté passéiste (« plutôt mourir que d’abandonner le papier ») et futuriste (« oui on travaille sous logiciels libres »), son indépendance financière et éditoriale, son ouverture aux illustres inconnus et aux sommités, son amour des bibliothèques où l’on trouve plus de merveilles en une heure qu’un abonné des pages culture de *** en un an, sa résistance aux tics de l’époque genre « l’avis du psy, dernier ouvrage publié, la sélection de la rédaction », sa résistance politique doublée de son hostilité aux étiquettes politiques, sa résistance politique doublée de son refus d’être sombre sous prétexte que le monde est sombre, son refus entêté de la promo, enfin vous voyez, quoi...

Presque tout, parce que la périodicité change, et avec elle notre amour involontaire des pièges de la langue française. Il y avait le « ah ? tous les deux mois ? vous êtes bimensuel alors ? » auquel on répondait gentiment pour la 8245e fois « non : on est bimestriel, “bimensuel” c’est deux fois par mois, “bimestriel” une fois tous les deux mois ». On pensait être sortis de cette leçon de vocabulaire, hé bien non ! Car le Tigre va paraître deux fois par mois. « Bimensuel alors ? », et il faudra répondre... « euh, non : bimensuel c’est le 1er et le 15 de chaque mois, donc 24 fois par an, alors que nous c’est une semaine sur deux, donc 26 fois par an, parce qu’il y a plus de semaines que de mois divisés par deux, vous suivez ? et on appelle ça... quinzomadaire. »

Dromadaire ? Non : quinzomadaire, on vous dit. Dès 2010, votre Tigre sera donc quinzomadaire. 2010 est l’année du Tigre : c’est de bon augure, non ? (Superstition !)
Le Tigre
redeviendra donc un journal. « Le Tigre de papier recyclé », titrait une brève dédaigneuse au lancement du « premier » Tigre. Et c’est vrai qu’il nous semble aujourd’hui bien tristounet, notre tigre grisâtre de 2006, avec ses titres improbables (« Euro euro eiro » !), ses reportages en cinq colonnes et son poisson d’avril (« Esso rachète Le Tigre ! ») qui fit réduire de moitié son lectorat. On va se faire un peu lyrique mais on remercie ceux qui nous suivent depuis cette époque, car il y en a, et même depuis avant, depuis la revue alphabétique R de réel (bruits dans la salle : « ah bon ? c’est les mêmes ? ah oui je me disais aussi... »).
Que de chemin parcouru, depuis... que de lecteurs nouveaux, qui pleuvent dans notre courrier quasiment tous les jours... Étant donné la situation de la presse actuelle, c’est évidemment un risque de transformer une entreprise en pleine expansion dont le doux ronron du moteur (grrr....grrrrrrr) laisse entrevoir un démarrage en trombe pour, salut lecteur ! changer de forme et de périodicité. Alors écoutez bien, chers lecteurs : oh on ne va pas tout vous dire, bien sûr. Pour garder un peu d’effet de surprise, une petite accélération du rythme cardiaque, lorsque vous irez voir votre kiosquier ou que vous ouvrirez votre courrier fin janvier 2010. Fin janvier 2010, ce ne sera pas le moment d’avoir l’esprit ailleurs. Ce ne sera pas le moment de flancher, parce que tout repose sur vos belles épaules.
Forts de notre petite expérience sur les rouages de la réussite en ce monde, nous avons décidé d’être pires encore, plus sauvages encore : notre nom de « tigre » l’exige, et les tigres ne savent pas faire semblant. On préfère couler à pic en s’étant bien amusé que de passer des journées à se dire « euh, ***, j’acccepte ou j’accepte pas ? C’est un papier couplé avec *** et il faut 3 mots choc et une photo et ils ont pas vraiment de place, mais j’accepte ou j’accepte pas ? » C’est tout ce temps perdu, chers lecteurs, tout ce temps, ces singeries auxquelles se prêtent tant de rebelles, ces singeries admises sous prétexte que « c’est pour la bonne cause ! », que nous refusons définitivement. Car :

« Je ne joue pas à vos jeux de société. »
Claude Lévi-Strauss, lettre de refus à un texte de commande.

Donc, trêve de singeries, voilà quelles seront les tigreries. Du papier journal, donc, mais de belle facture. De la couleur. Une page entière dévolue à la poésie et une autre à l’image. Régulièrement, des suppléments extra-ordinaires. Et parallèlement, l’édition de petits livres qui reprendront ou prolongeront le contenu du journal (un système d’abonnement « complet » permettra de tout recevoir).
Ce petit exercice, on se le pose souvent : qu’est-ce que j’ai lu qui m’a ému ? appris ? changé ? Vous savez, cette chose dans le cœur, qui accompagne certaines musiques, certaines images, certains textes. Voilà : Le Tigre est en quête d’émotions et de réflexion. Le bla-bla, on le connaît. Pourquoi l’identité nationale oh là là et Coca-Cola et le cerveau disponible et la faim dans le monde, on le sait. Des gens se le disent et se le redisent entre eux. Le discours est rodé, de part et d’autre. Et après ? On fait quoi ? Il est où, ce souffle, qui est la résistance véritable ? C’est cela et cela seul qu’on veut : que quelque chose se passe. L’idée est simple : délester de tout le « déjà lu », le « déjà vu », d’enlever l’énième plainte contre, l’énième photo de petit Afghan à l’air triste, etc. D’enlever les images intellectuelles ou sensibles qui sont des clichés. Attention ! Un cliché peut avoir du sens. Mais les rôles sont distribués, on ne sait par qui, et notre rôle à nous, nous qui aimons pourtant aussi regarder des clichés et lire tant de journaux différents du nôtre, est de faire : autre chose.

« Cher Monsieur, vous voyez, je vous écris à l’encre de Chine, cette même encre avec laquelle je recueille parfois d’infimes détails qui plus tard conduiront à avoir sur notre époque une toute autre opinion. Détails qu’un journaliste doit fatalement dédaigner, on lui rirait au nez s’il les recueillait. Ce n’est pas là de la matière à copie pour lui, de la matière à copie payable. »
Gaston Chaissac, 21 avril 1952 ; lettre à Jean Lagneau, forgeron à Beaurepaire, Vendée

Merci d’avance à vous, lecteurs, de propager la nouvelle : un Tigre se tapit dans tous les kiosques de France, et pour qui le souhaite, il est un compagnon féroce mais agréable. Et bonne lecture !

Lætitia Bianchi & Raphaël Meltz

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